Sanctions et contre-sanctions : que reste-t-il du commerce avec la Russie  ?


Droit des sociétés

OPINION. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes… L’effet naturel du commerce est de porter à la paix, Charles de Montesquieu. Par Michel Ferrand, avocat au barreau de Paris, Enthémis.

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Le jeu des sanctions croisées affecte le commerce avec la Russie. Le repli massif des sociétés occidentales va au-delà des contraintes résultant des textes. Que reste-t-il du commerce avec la Russie ? Les sanctions contre la Russie et les contre-sanctions russes sont limitées dans leur périmètre et quant aux personnes visées. Pourtant, le mouvement constaté est celui d’un repli massif des sociétés occidentales de Russie qui va bien au-delà de ce qui est requis.

Concurrence des régimes de sanctions européen et américain

La liberté de commerce étant de principe, tous les secteurs et toutes les personnes non visées par les sanctions se prêtent légitimement au commerce.

Il est brièvement récapitulé :

que les sociétés européennes et états-uniennes ne peuvent commercer avec le secteur militaro-industriel russe et le cercle du pouvoir ;
cette interdiction est étendue aux sociétés sous contrôle direct ou indirect de l’Etat russe, du gouvernement ou de la banque centrale ;
que les technologies duales (à usage civil et militaire) ne peuvent être exportées ;
que les secteurs pétrolier et aéronautique sont entravés par l’interdiction de les financer, de fournir de la maintenance, des services et des financements ;
qu’une partie des banques russes ne peut plus utiliser la messagerie financière SWIFT ;
que l’espace aérien européen est fermé aux compagnies aériennes russes ;
que les biens sidérurgiques russes ne peuvent plus être importés en Europe ;
que les exportations de biens de luxe sont interdites vers la Russie.
En revanche, sont exclus du champ des sanctions les secteurs spatial et nucléaire civils.

Les sanctions résultent d’un empilement de textes dont l’origine pour l’Europe sont les règlements 269/2014 et 833/2014 contemporains de l’annexion de la Crimée et consolidés par des règlements successifs dont les derniers datent du 15 mars 2022. Il est fréquent que les textes européens soient une adaptation des textes rédigés par le bureau du Trésor des Etats-Unis, l’OFAC.

Mais demeure la crainte pour les sociétés européennes opérant sur le marché américain, ou usant du dollar, de respecter le texte européen en risquant d’être en faute par rapport au texte américain ce qui a donné lieu à des sanctions traumatisantes pour nombre de groupes européens. Or les Etats-Unis sont plus pragmatiques que les européens et les textes d’interdiction sont immédiatement suivis de textes d’exemptions clarifiant la doctrine de ce qui reste autorisé nonobstant le principe d’interdiction. Les textes européens renvoient à la faculté pour le Conseil européen et les autorités nationales d’application du texte de déroger, ce qui introduit un risque d’arbitraire.

Certaines sanctions relèvent autant de l’affichage que de la volonté de contraindre la Russie

Le train de sanctions du 15 mars 2022 visant les produits de luxe et les moyens de transport peut se lire « à l’envers » come une autorisation de commercer pour le secteur. Par exemple ne sont visés que les produits de luxe d’une valeur unitaire supérieure à 300 euros ou des automobiles d’une valeur supérieure à 50.000 euros. Ceci s’apparente à une autorisation de commercer pour ces secteurs en restant sous ces seuils qui représentent l’essentiel des flux.

De même sont expressément exonérées de sanctions les transactions (achat vente à l’exception de la maintenance, de l’assistance à la production ou des investissements nouveaux) dans le domaine des hydrocarbures à destination de l’Union européenne. L’achat des métaux nécessaires à l’industrie de l’Union européenne est autorisé (cuivre, nickel, palladium, minerai de fer…)

L’application des sanctions au-delà des textes est porteuse de risques et suscite des contre-sanctions

S’il n’est pas question de porter un jugement sur les décisions des marques « grand public » de se retirer provisoirement du marché russe pour des raisons d’image, l’on peut s’interroger sur l’opportunité de la rupture des opérations dans le domaine des relations de professionnel à professionnel. Il existe un risque à aller au-delà des sanctions en passant au boycott. Les déséquilibres que cela entraîne sont majeurs.

La Russie, en réaction, a édicté des contre-sanctions à l’encontre des pays « inamicaux » visant à maintenir la sécurité de ses approvisionnements (interdiction d’exporter certains produits agricoles), à entraver la fuite de capitaux (paiement en roubles des créanciers étrangers), et à sauvegarder l’emploi (prise de contrôle des entreprises ayant décidé de cesser leur activité). Ainsi, en cas d’abandon des activités en Russie, un administrateur pourra être nommé avec pour mission de maintenir un temps l’activité avant de procéder à sa cession si le partenaire étranger ne fait pas évoluer sa position.

La prohibition d’exporter certains matériels aérospatiaux, qui fait écho à l’interdiction faite aux constructeurs aéronautiques occidentaux de poursuivre la maintenance des appareils qu’ils ont vendus en Russie, entravera rapidement l’accès des européens à l’espace. Les restrictions à l’export d’engrais dont la Russie et l’Ukraine sont des fournisseurs majeurs peut aussi compromettre les futures récoltes.

L’application des sanctions au-delà des textes est source de responsabilité

Souvent les entreprises se plaignent de l’impossibilité de commercer dans des domaines où il n’existe aucune prohibition. Nombre d’interlocuteurs m’ont fait part de l’impossibilité de récupérer des fonds ou d’en envoyer en Russie dans le cadre de leurs affaires alors que rien ne s’y oppose juridiquement.

Le banquier peut être l’obstacle au maintien de la relation. Les directives bancaires « internes » peuvent prescrire la fermeture de comptes et l’opposition à la passation d’opérations.

Ces comportements sont favorisés par le penchant pour la prudence et l’immunité accordée aux acteurs économiques appliquant les sanctions. Les textes prévoient que ne peut être engagée la responsabilité de celui qui, croyant appliquer de bonne foi les sanctions, rompt un engagement ou refuse de l’exécuter.

Mais cette immunité est relative. Seule l’application de bonne foi des sanctions est exonératoire. Un cocontractant, mis en demeure d’exécuter, avec justificatif du caractère licite de l’opération, doit donner suite sous peine d’engagement de sa responsabilité dans les conditions usuelles.

Pour améliorer la sécurité juridique de ses opérations, une entreprise, après analyse précise du périmètre des sanctions rapporté à son activité, pourra demander à bénéficier d’une forme de rescrit auprès de la Direction du trésor. Une réponse favorable facilitera l’exécution de ses opérations tant du point de vue bancaire que douanier. Elle permettra aussi d’informer les pouvoirs publics de la réalité des flux et de gérer, si possible en amont, les relations avec les autorités des Etats-Unis pour réduire les conflits d’interprétation et le risque d’application extraterritorial du régime des sanctions des Etats-Unis à des entreprises européennes.