La preuve déloyale est désormais recevable dans le cadre d’un contentieux prud’homal


Droit social individuel et collectif

L’assemblée plénière de la Cour de cassation vient d’opérer un notable revirement de jurisprudence en jugeant que désormais, dans un procès civil, la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve n’aboutit pas nécessairement à écarter celui-ci des débats. Cela va assurément impacter nombre de contentieux prud’homaux (1).

1- Traditionnellement, la Cour de cassation conditionnait la recevabilité d’une preuve à son caractère licite et loyal.

La preuve illicite est celle qui est issue d’un dispositif illicite (par exemple d’un enregistrement de vidéosurveillance qui n’a pas été mis en place dans l’entreprise conformément à la loi en raison notamment du défaut de consultation préalable des instances représentatives du personnel).

La preuve déloyale peut se définir comme celle qui a été recueillie à l’insu de la personne (tel qu’un enregistrement audio d’une personne réalisé sans l’en informer) ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème (tel qu’un piège tendu à un salarié pour l’amener à se mettre en faute).

Initialement, la Haute cour jugeait qu’une preuve illicite ou obtenue de manière déloyale était irrecevable, ce qui entraînait automatiquement son rejet des débats.

2- Une prise en compte progressive du droit à la preuve dans la jurisprudence sociale de la Cour de cassation

La consécration d’un droit à la preuve par la Cour européenne des droits de l’homme a progressivement conduit la Cour de cassation à faire évoluer sa jurisprudence afin d’accorder davantage de souplesse au droit à la preuve.

Dans le domaine du droit du travail, cette tendance s’est d’abord manifestée au regard des moyens de preuve portant atteinte à la vie privée du salarié. Dans le cadre d’un contentieux initié par un syndicat, visant à faire sanctionner l’employeur qui avait recours au travail dominical de manière illégale, la chambre sociale a admis que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié, à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte portée à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi (2).

La Cour de cassation a par la suite confirmé sa position, notamment dans un arrêt (dit « Petit bateau »), qui a admis la production, par l’employeur, de l’extrait du compte Facebook d’une salariée à laquelle il était reproché d’avoir divulgué sur le réseau social des photos confidentielles de la nouvelle collection. Dans cet arrêt, la Cour de cassation a insisté sur le fait que la preuve portant atteinte à la vie privée n’est recevable que si elle est « indispensable » à l’exercice du droit à la preuve (3).

Elle a ensuite maintenu cette exigence de preuve « indispensable » dans des contentieux initiés par des salariés aux fins de contraindre leur employeur à produire des documents concernant d’autres salariés (4).

On peut en déduire que si elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée, une preuve n’est recevable que si celui qui la produit ou sollicite sa production démontre qu’il ne dispose d’aucun autre moyen pour prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention.

La chambre sociale de la Cour de cassation a ensuite été plus loin en admettant la recevabilité – néanmoins sous conditions – d’éléments de preuve violant les dispositions de la loi Informatique et Libertés. En particulier, elle a admis que l’illicéité d’un moyen de preuve du fait du non-respect des dispositions du Règlement général sur la protection des données, n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats (5).

Puis la Cour de cassation a confirmé cette position s’agissant d’enregistrements de vidéosurveillance doublement illicites puisque issus d’un dispositif violant à la fois une disposition de la loi Informatique et Libertés et une disposition du Code du travail applicable à Mayotte, prévoyant l’obligation, pour l’employeur, d’informer et de consulter les représentants du personnel préalablement à la décision de mise en œuvre dans l’entreprise, d’un dispositif de contrôle de l’activité des salariés (6).

En revanche et jusqu’alors, la Cour de cassation n’avait pas assoupli sa jurisprudence concernant la loyauté de la preuve produite par l’employeur ; le seul assouplissement était accordé au salarié, sur le fondement des droits de la défense, puisque celui-ci avait le droit de produire des pièces obtenues de manière déloyale, si elles s’avéraient nécessaires pour sa défense (7).

Il y avait donc un déséquilibre dans le droit à la preuve de l’employeur et du salarié, déséquilibre auquel vient de remédier l’arrêt du 22 décembre 2023, qui confirme clairement que, quelle que soit l’illicéité dont est affectée la preuve, elle ne peut être jugée automatiquement irrecevable par le juge du fond. Ce même arrêt confirme également le principe selon lequel l’application des règles du droit à la preuve suppose que ce droit soit invoqué par la partie qui entend s’en prévaloir (8).

3- L’apport de l’arrêt du 22 décembre 2023.

Ce déséquilibre a été réglé par l’arrêt du 22 décembre 2023 dont il est ici question, dans lequel la Cour de cassation, considérant qu’une partie ne peut être privée de tout moyen de faire la preuve de ses droits, affirme qu’il appartient au juge du fond de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence.Sur ce fondement, elle affirme qu’ « il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats ». Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.Précisons qu’il s’agissait, dans cette espèce, de statuer sur la recevabilité ou non d’enregistrements clandestins d’entretiens, ceux-ci constituant par nature des preuves déloyales.

Si le juge civil peut désormais être autorisé à ne plus rejeter automatiquement des débats une preuve déloyale, il doit toutefois s’assurer que cette production ne porte pas atteinte au caractère équitable de la procédure. Cette précision marque la volonté de la Cour de cassation d’intégrer dans sa jurisprudence les principes précités issus de la jurisprudence de la CEDH.

Il appartient ainsi au juge, en présence d’une preuve déloyale, de s’assurer que cette production est indispensable à l’exercice du droit à la preuve de celui qui la verse aux débats et que l’atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi.

En d’autres termes, il ne doit pas exister d’autre moyen de prouver les faits. À défaut, la preuve obtenue de façon déloyale sera jugée irrecevable.

L’arrêt Petit Bateau précité est une bonne illustration de cette notion de « preuve indispensable » ; la société ayant licencié sa salariée pour faute grave en raison de la publication par cette dernière sur son compte Facebook de photos confidentielles de la nouvelle collection, il est incontestable que la preuve du grief de divulgation exigeait la production des extraits de ce compte.

A contrario, les enregistrements issus d’un système de vidéosurveillance illicite ne sont pas indispensables à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur dès lors qu’ils ne font que confirmer les soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre d’une salariée, alors même qu’ils ont déjà été révélés par un audit (9).

Il en est de même des photos et des conversations issues de la messagerie Facebook visant à prouver l’introduction et la consommation d’alcool sur le lieu de travail dès lors que ces griefs sont d’ores et déjà établis par d’autres éléments tels que des attestations ou la fouille des vestiaires (10).

Plusieurs questions se posent quant à cette dernière espèce, questions qui devront être tranchées par la Cour d’appel de renvoi :

Au regard des circonstances, cela n’est pas certain et la Cour d’appel de renvoi aura à statuer sur ce point.

Pour démontrer que l’atteinte est proportionnée au but poursuivi, il est nécessaire de justifier que la pièce produite poursuit un but légitime, puis d’établir que cette atteinte à la vie privée n’excède pas ce qui est nécessaire pour permettre à la partie, en l’espèce l’employeur, de prouver la matérialité du fait qu’il allègue.

S’agissant du but légitime, il peut naturellement être d’ordres divers :

Dans l’arrêt commenté, il semble que l’employeur pourrait faire valoir comme but légitime l’exercice de son pouvoir de direction, qui implique notamment de pouvoir suivre l’activité de ses salariés.

S’agissant maintenant de la mesure de l’atteinte, le juge doit constater que les éléments de preuve n’excèdent pas ce qui est strictement nécessaire au succès de la prétention de la partie qui les produit.

L’arrêt donne très peu de précisions sur le contenu des enregistrements produits par l’employeur.

Au regard des principes dégagés par la jurisprudence, il semble que le respect du principe de proportionnalité exige que l’employeur, qui a recours à un enregistrement clandestin à titre de preuve, ne produise que les extraits pertinents de cet enregistrement au regard des faits qu’il doit prouver.

Aussi, sur cette dernière étape du contrôle qui doit être opéré par le juge, tout dépend du point de savoir si l’employeur a produit l’intégralité des enregistrements ou uniquement les passages intéressant le litige.

Au regard de l’analyse qui précède, il n’est pas certain que la cour d’appel de renvoi puisse juger que, en l’espèce, la preuve produite par l’employeur ne porte pas atteinte au caractère équitable de la procédure.

Conclusion 

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que le revirement opéré par l’assemblée plénière est la  dernière pierre à l’édifice permettant de consacrer un droit réel et effectif à la preuve. En effet, ce droit ne peut être garanti qu’à la condition que chaque partie ait la faculté de faire examiner les éléments dont elle dispose sans qu’on puisse lui opposer, comme cela était encore le cas en matière de preuve déloyale, une irrecevabilité automatique alors même que cela ne contrevient à aucun texte légal.

Désormais et si cette irrecevabilité n’est plus automatique, elle reste néanmoins strictement encadrée par les nombreux garde-fous évoqués ci-dessus.

(1) Cass. ass. plén. 22-12-2023 n° 20-20.648 ;
(2) Cass. soc. 9-11-2016 n° 15-10.203 ;
(3) Cass. soc. 30-9-2020 n° 19-12.058 ;
(4) Cass. soc. 22-9-2021 n° 19-26.144 ; Cass. soc. 8-3-2023 n° 21-12.492) ;
(5) Cass. soc. 25-11-2020 n° 17-19.523 ;
(6) Cass. soc. 10-11-2021 n° 20-12.263 ;
(7) Cass. soc. 31-3-2015 n° 13-24.410 ; Cass. soc. 9-11-2022 n° 21-18.577 ;
(8) Cass. soc. 8-3-2023 n° 20-21.848 ;
(9) Cass. soc. 8-3-2023 n° 21-17.802 ;
(10) Cass. soc. 4-10-2023 n° 21-25.452 et 22-18.217 ;
(11) CA Poitiers 4-5-2016 n° 15/04170 ;
(12) Cass. soc. 30-9-2020 n° 19-12.058 ;
(13) Cass. soc. 4-10-2023 n° 21-25.452.