Rupture de relations commerciales établies – actualité jurisprudentielle


Droit commercial et économique

L’article L.442-1, II, anciennement L.442-6 I 5°, du code de commerce, relatif à la rupture de relations commerciales établies continue de nourrir un abondant contentieux.

Rompre des relations d’affaires s’avère délicat tant au regard des dispositions contractuelles applicables que des règles d’ordre public résultant du code de commerce.

Si, en pratique, certaines règles semblent désormais bien établies – notion de relations commerciales établies, par exemple – la jurisprudence ne cesse d’affiner, décision après décision, les conditions de la mise en œuvre de l’article L.442-1. Il est vrai que la dernière intervention législative – loi du 30 mars 2023 – s’est avérée fort décevante, plusieurs point non encore figées ayant été négligés.

On relèvera plus particulièrement un arrêt de la Cour de cassation du 20 mars 2024 ainsi qu’un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 juin 2024 venant utilement clarifier le formalisme du préavis écrit.

Par ailleurs, on soulignera le regain d’intérêt conféré au délai de préavis contractuel par un arrêt remarqué de la Cour de cassation du 28 juin 2023 : le préavis contractuellement convenu constitue un minimum incontournable.

Notion de relations commerciales établies

Dans un arrêt du 3 juillet 2024 (22/14428), la cour d’appel de Paris rappelle que des relations commerciales établies peuvent résulter d’un seul courant d’affaires qu’il soit ou non encadré par un ou plusieurs contrats. Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n’implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n’est soumise à aucun formalisme quoiqu’une convention ou une succession d’accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d’un simple courant d’affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d’un produit ou d’une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu’elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu’elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l’avenir, une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »).

Pour la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 juillet 2024 (22/01429), le recours aux appels d’offre mettant en concurrence le partenaire commercial avec d’autres prestataires, introduit un aléa dans la relation commerciale qui a pour effet de la précariser, la circonstance que ce partenaire ait été choisi durant plusieurs années n’étant pas de nature à elle seule à démontrer la stabilité de la relation commerciale (Com., 20 sept. 2011, n° 10-15.750; 18 oct. 2017, n° 16-15.139; 7 déc. 2022, n° 21-15.649).

Poursuite d’une relation commerciale existante avec un nouveau partenaire

Une relation commerciale établie peut se nouer successivement entre plusieurs personnes physiques ou morales dès lors qu’il est démontré que, dans l’esprit des partenaires, c’est la relation initiale nouée avec l’un qui s’est poursuivie avec l’autre. La seule circonstance qu’un tiers, ayant repris l’activité ou partie de l’activité d’une personne, continue une relation commerciale que celle-ci entretenait précédemment, ne suffit pas à établir que c’est la même relation commerciale qui s’est poursuivie avec le partenaire concerné, si ne s’y ajoutent des éléments démontrant que telle était la commune intention des parties (Cour d’appel Paris, 3 juillet 2024, 21/19543).

La volonté des parties de poursuivre une relation commerciale établie existante doit être explicite. Elle peut résulter de la similitude des termes du contrat, de l’identité des prestations mais le seul fait qu’il s’agisse des mêmes produits ou d’un flux d’affaires semblable est insuffisant à caractériser une telle volonté commune. Cette dernière est caractérisée s’il résulte des circonstances de la cause que la relation établie s’est poursuivie car, dans l’esprit des deux partenaires, cette substitution n’avait pas d’incidence sur la relation (Cour d’appel de Paris, 19 juin 2024, 22/01182).

Notification de la rupture – Nécessité de préciser la date de la rupture

La notification de l’intention de rompre la relation n’est régulière et le préavis ne commence à courir que si la date de la rupture est précisée. Par cette décision du 20 mars 2024 (23-11505), la Cour de cassation clarifie l’épineuse question du formalisme imposé à l’auteur de la rupture d’une relation commerciale établie. Dans cette affaire, il est jugé que l’information relative à la mise en concurrence – appel d’offres – ne précisant pas la date à laquelle interviendrait la rupture de la relation établie, elle ne pouvait faire courir le préavis. Il était précédemment jugé qu’un appel d’offres valait en soi dénonciation régulière de la relation. 

A défaut de toute notification écrite d’un préavis, la rupture est par nature brutale (Cour d’appel de Paris, 3 juillet 2024, 21/20035).

La lettre recommandée du 23 mars 2020, adressée par la société X à la société Y, le 23 mars 2020, comprend les indications essentielles suivantes : « (‘) nous sommes contraints, indépendamment de notre volonté, et au moins temporairement, de vous demander de suspendre immédiatement la réalisation de l’ensemble des prestations que vous réalisez pour nous conformément à l’article 1218 du code civil. Cette suspension est effective à compter de demain, le 24 mars 2020, et pour une durée indéterminée dont la fin dépendra de la levée du confinement général et de la reprise de notre activité ». La formulation utilisée entretient, en réalité, l’incertitude sur la date de cessation effective de la relation, en ce que celle-ci est supposée uniquement être suspendue. Aussi, contrairement à ce que soutient la société X, la teneur de cette lettre ne peut s’entendre d’une notification de la rupture de la relation, pas plus que le courriel qu’elle a envoyé concomitamment à la société Y, rédigé dans des termes approximativement similaires, cela d’autant moins que l’éventualité d’une non-reconduction du contrat n’est pas évoquée (Cour d’appel de Paris, 21 juin 2024, 22/05355).

S’il est exact que l’introduction d’une procédure d’appel d’offres ou d’une mise en concurrence systématique dans une relation commerciale qui n’en comportait pas peut caractériser une modification substantielle du partenariat et partant, une rupture, encore faut-il que la société Y qui se prétend évincée ait a minima tenté de répondre favorablement aux commandes de la société X, peu important sur ce plan l’absence de formalisation claire d’un appel d’offres dès lors que des offres précises ont été émises (Cour d’appel de Paris, 19 juin 2024, 21/19201).

Au regard de la fonction du préavis, période nécessaire à l’entreprise évincée pour aménager la poursuite de son activité malgré la perte de son partenaire commercial, la notification de la rupture correspond à l’annonce faite par un cocontractant à l’autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second se projeter et d’organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation. Or si la notification du recours à un appel d’offres manifeste certes l’intention de son auteur de ne pas poursuivre la relation commerciale selon les modalités antérieures, elle ne constitue le point de départ du préavis dû au contractant avec lequel la relation était établie que si l’intention de rompre la relation ressort des termes de la notification et que cette dernière constitue le point de départ du préavis accordé dans les conditions de l’article L 442-6 I 5° du code de commerce (Cour d’appel de Paris, 19 juin 2024, 22/01182).

Durée du préavis

La durée de préavis suffisant s’apprécie notamment au regard de l’état de dépendance économique du fournisseur évincé au moment de la rupture, cet état se définissant comme l’impossibilité pour celui-ci de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’il a nouées avec une autre entreprise (Cass. Com., 31 janvier 2024, 22-24045).

Pour la cour d’appel de Paris (3 juillet 2024, 22/03670), la durée du préavis s’apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture et s’entend du temps nécessaire à l’entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d’un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l’ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d’affaires réalisé, la progression du chiffre d’affaires, les investissements effectués, l’éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement des partenaires consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé.

Dans un arrêt du 17 mai 2023 (21-24809), la Cour de cassation réaffirme que la durée du préavis applicable doit s’apprécier en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture. En se fondant sur des éléments postérieurs à la notification de la rupture, en l’occurrence la réorganisation réussie opérée par la victime de la rupture, pour apprécier la durée du préavis, la cour d’appel a commis une erreur de droit. Cette règle s’applique également quant à l’appréciation du préjudice subi.

Les dispositions d’ordre public résultant de l’article L.442-6, I, 5°, du code de commerce relative à la rupture brutale de relations commerciales établies, n’interdit pas aux parties de prévoir par contrat le préavis à respecter en cas de rupture de la relation dès lors que l’existence d’une stipulation contractuelle de préavis ne dispense pas le juge, s’il en est requis, de vérifier que le délai de préavis contractuel tient compte de la durée de la relation commerciale ayant existé entre les parties et des autres circonstances. Ainsi, le délai de préavis contractuel constitue un minimum que le juge se doit de respecter (Cass. Com., 28 juin 2023, 22-17933 – décision obtenue par le Cabinet Enthémis).

La régularité du préavis suppose, outre une durée suffisante, le maintien de la relation aux conditions antérieures (Cour d’appel de Paris, 19 juin 2024, 22/00780).

Rupture justifiée par une faute suffisamment grave du partenaire

La rupture de relations commerciales établies, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548). La faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l’ampleur de l’inexécution et de la nature l’obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie (Cour d’appel de Paris, 29 mai 2024, 21/18513).

Cumul d’indemnisation en cas de rupture brutale et d’actes de concurrence déloyale

L’indemnisation au titre de la rupture brutale d’une relation commerciale établie avec un client répare seulement le préjudice découlant de l’absence ou de l’insuffisance de préavis et peut se cumuler avec l’indemnisation, par l’auteur d’actes de concurrence déloyale, du préjudice résultant de la perte de ces clients au-delà de la période de préavis (Cass. Com., 28 juin 2023, 22-10184).

Calcul du préjudice – précision quant au calcul de la marge brute escomptée

Dans un arrêt du 28 juin 2023 (21-16940), la Haute juridiction précise que « le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s’évalue en considération de la marge brute escomptée, c’est-à-dire la différence entre le chiffre d’affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d’insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture, durant la même période ».

Les dispositions de l’article L.442-6, I, 5°, du code de commerce ne constituent pas une loi de police

S’il est constant que ces dispositions contribuent à la moralisation de la vie des affaires et sont susceptibles de contribuer au meilleur fonctionnement de la concurrence, elles visent davantage à la sauvegarde les intérêts privés d’une partie qui sollicite l’indemnisation d’un préjudice lié à la rupture d’un contrat privé, de sorte qu’elles ne peuvent être regardées comme cruciales pour la sauvegarde de l’organisation économique du pays au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application.

Dès lors, ces dispositions ne constituent pas une loi de police au sens de l’article 7 de la convention de Rome et au sens du droit européen tel qu’interprété à la lumière du règlement Rome I (Cour d’appel de Paris, 2 jui