[Article publié sur le site village-justice.com]
La Cour d’appel de Paris a débouté les héritiers du Sultan de Sulu de leur demande d’exequatur d’une sentence arbitrale qui leur était favorable en esquivant la question de savoir si le litige opposant les héritiers du Sultan à la Malaisie concernant des droits sur le territoire de l’ex-sultanat pouvait donner lieu à arbitrage.
C’est à un exercice d’équilibriste que s’est livrée la Cour d’appel de Paris le 6 juin 2023 en refusant aux héritiers du Sultan de Sulu l’exequatur d’une sentence arbitrale favorable relative à la charge des frais de procédure, ce qui aura un impact sur la possibilité d’exécuter la sentence au fond, qui a accordé auxdits héritiers la somme de 15 milliards de dollars.
Brièvement récapitulé, le Sultan de Sulu donne en 1878 à deux personnes physiques des droits sur son territoire en échange d’un versement annuel. L’accord prévoit que les différends seront soumis au consul général de Grande-Bretagne à Bornéo.
L’État de Malaisie succède à la Grande-Bretagne qui succédait elle-même aux droits des signataires originels. La Malaisie met fin en 2013 aux versements annuels.
Les héritiers du Sultan, faute de consul général de Grande-Bretagne à Bornéo, s’adressent au ministère des affaires étrangères britanniques pour arbitrer le différend. Les britanniques ne donnent pas suite.
Les héritiers saisissent le Tribunal de Madrid pour désigner un arbitre unique. Le tribunal désigne l’arbitre qui rendra deux sentences l’une, partielle, relative aux frais de procédure dont l’exequatur est l’objet du présent arrêt et l’autre, définitive, allouant aux demandeurs 15 milliards de dollars.
L’État de Malaisie ne participe pas à la procédure d’arbitrage, en conteste le principe, et s’oppose à la procédure d’exequatur.
Sans évoquer les innombrables rebondissements procéduraux que peut susciter un tel litige, on s’appesantira (I) sur les moyens retenus par la Cour d’appel de Paris pour refuser l’exéquatur et (II) sur les non-dits de la décision.
I- La Cour d’appel de Paris a refusé l’exequatur au motif que la clause d’arbitrage n’était plus valable.
Pour qu’il y ait arbitrage il faut que les parties se soient accordées pour missionner un tiers impartial et indépendant en vue de trancher les litiges à venir.
La cour a jugé qu’au moment de la signature de l’accord d’origine, il existait bien une clause d’arbitrage. L’accord désignait le consul général de Grande-Bretagne à Bornéo et, au-delà des difficultés de traduction, a reconnu qu’il avait pour mission de trancher les différends. Ce faisant, la cour a reconnu que, dans ce qui n’était pas encore un territoire contrôlé par la Grande-Bretagne, le consul général britannique de Bornéo pouvait être considéré comme un tiers impartial et indépendant des parties à l’accord.
Mais la cour a considéré que, au moment où le litige s’est noué, la clause d’arbitrage était devenue caduque. Elle a retenu pour cela deux motifs l’un, principal et plutôt formel, l’autre présenté comme secondaire, mais de notre point de vue beaucoup plus important, pour constater la disparition de la clause d’arbitrage.
Elle a d’abord considéré que la disparition du poste de consul général de Grande-Bretagne, du fait de la décolonisation, ne permettait plus de désigner l’arbitre qui devait être saisi et que, par conséquent, il ne pouvait plus y avoir d’arbitrage. Mais elle a aussi indiqué que dès lors que la Grande-Bretagne avait étendu sa mainmise sur le territoire en question le consul général de Grande-Bretagne ne pouvait plus être considéré comme un tiers impartial en vue de trancher un litige ce qui, en soi, devait invalider la clause. Ce motif, présenté comme second nous semble avoir plus de poids que le premier.
La caducité de la clause compromissoire entraîne nécessairement l’impossibilité de l’arbitrage, ce qui fait tomber la possibilité d’exécuter la sentence de l’arbitre mettant à la charge de la Malaisie les frais de procédure mais fera aussi tomber, par voie de conséquence, l’exécution de la sentence finale allouant 15 milliards de dollars aux héritiers du Sultan. Certes, il ne s’agit que d’un refus d’exequatur sur le territoire français et l’exequatur peut être poursuivi sous d’autres juridictions, mais l’autorité particulière en matière d’arbitrage qui s’attache aux décisions de la Cour d’appel de Paris risque de constituer une entrave au succès de l’action des héritiers du Sultan.
La décision de la cour fera probablement l’objet d’un pourvoi en cassation.
Tout aussi intéressant est ce que l’arrêt de la cour ne dit pas.
II- Les non-dits de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
L’État de Malaisie a demandé de faire constater le caractère non arbitrable du litige. Le litige conduisait, selon la Malaisie, à trancher une question de souveraineté territoriale. Les héritiers du Sultan ont présenté leur affaire sous l’angle d’un arbitrage commercial classique pour non-exécution de paiement de loyers. La qualification de litige de souveraineté plutôt que de manquement à un bail aurait pu motiver le refus de l’exequatur sur un fondement plus intéressant que la caducité de la clause d’arbitrage.
S’il est dans la tradition judiciaire d’essayer, et de réussir à vider le litige en ayant recours aux arguments les plus techniques et de plus faible niveau possible afin de permettre à la juridiction de ne pas entrer dans le fond du droit, on peut tout de même regretter une belle occasion manquée. La motivation du refus d’exéquatur n’aurait pas résidé dans le caractère inarbitrable en soi d’un litige portant sur la souveraineté territoriale puisque la Cour internationale de la Haye connaît de ces questions, mais dans la nécessité pour arbitrer de la souveraineté de nouer le litige entre Etats ayant consentis à l’arbitrage. Il aurait donc fallu que les héritiers du sultan de Sulu se présentent en dépositaires d’une souveraineté déchue et non en bailleurs à loyer.
On pourrait aussi estimer que la cour a cherché à préserver la réputation de la place d’arbitrage de Paris en s’engageant à trancher le litige, plutôt que de se défausser comme l’a fait le ministère des affaires étrangères britanniques, mais sans aller jusqu’à remettre en cause la souveraineté territoriale d’un État, ce qui aurait pu avoir des conséquences diplomatiques considérables. On pourrait alors imaginer un biais visant à favoriser la préservation de la souveraineté de la Malaisie. Il nous semble que ce serait faire un mauvais procès à la Cour d’appel de Paris dans la mesure où le procureur général, proche de l’exécutif et par nature plus sensible aux considérations diplomatiques, a conclu en faveur des héritiers du Sultan, traduisant en creux l’absence de volonté gouvernementale d’interférer en faveur de la Malaisie dans la résolution du litige. Mais le procureur n’a pas été suivi par la cour.
Enfin, la Cour d’appel de Paris n’a accordé aucune faveur à des demandeurs soutenus financièrement par un fonds spéculatif britannique qui a pour objet de financer les litiges à forts enjeux financiers, ce qui revient, d’une certaine façon, à faire commerce de la justice.