Droit commercial et économique
Le projet de directive instituant l’obligation de vigilance des grandes entreprises européennes en matière de durabilité, s’il poursuit des objectifs louables, concrétise l’alourdissement des contraintes environnementales et, faute d’amendements, nuira à la compétitivité européenne.
Dans la lignée de la directive CSRD et de l’édiction des normes ESRS, la Commission européenne entreprend de réglementer les conditions dans lesquelles les entreprises devront exercer leur devoir de vigilance en vue de s’assurer qu’elles respectent leurs obligations en matière de « durabilité ».
Le devoir de vigilance, (due diligence des anglo-saxons), est l’obligation de l’entreprise de s’auditer en vue de s’assurer du respect de ses obligations. En l’état de la proposition il concerne les grandes entreprises, s’étend à leur environnement économique, oblige à des obligations de prévention et de réaction en cas de manquement et est susceptible de sanctions.
On présentera une analyse du projet de directive (I) suivie de sa critique (II).
A) Périmètre et objet
Les deux premiers articles du projet de directive en précisent l’objet et le périmètre d’application. Sont concernées les entreprises de plus de 500 salariés et dont le chiffre d’affaires excède 150 millions d’euros ou bien les entreprises de plus de 250 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 40 millions d’euros, si plus de la moitié du chiffre d’affaires porte sur les secteurs du textile, du cuir, de l’agriculture, des produits alimentaires ou des ressources minérales. Les entreprises de pays tiers à l’Union remplissant les mêmes critères de chiffre d’affaires dans l’Union sont également concernées.
Les comportements sanctionnés sont ceux qui ont une incidence négative sur l’environnement ou les droits de l’homme caractérisant la violation d’une interdiction ou d’une obligation selon les conventions internationales applicables. L’environnement économique de l’entreprise est également concerné puisque les relations commerciales établies sont intégrées dans le champ de l’obligation de vigilance.
B) Moyens
Le devoir de vigilance doit être intégré à la politique de l’entreprise qui doit décrire l’approche qu’elle retient, adopter un code de conduite pour ses salariés et pour ses filiales, décrire les procédures adoptées et celles qui doivent s’appliquer à ses relations commerciales établies. Ces éléments de procédure doivent être actualisés annuellement.
Par l’audit permanent qu’elle conduit, l’entreprise doit recenser pour elle-même, ses filiales et sa chaîne de valeur et, dans le cas des entreprises de crédit, avant l’octroi d’un crédit à un client, les risques et les manquements aux obligations en matière de durabilité.
Ceci doit permettre à l’entreprise de prévenir, sinon d’atténuer les manquements aux obligations en matière de durabilité par la mise en place :
Les entreprises doivent garantir la compatibilité de leur modèle économique avec le respect de l’objectif de non dépassement d’un accroissement d’1,5°C de la température moyenne du globe. Dans le cas où le réchauffement climatique présenterait un risque majeur pour l’activité de l’entreprise celle-ci devra se fixer un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre et le respect des obligations doit être corrélé à la rémunération variable des administrateurs de l’entreprise.
Les administrateurs de l’entreprise doivent tenir compte des questions de durabilité et doivent mettre en place et contrôler l’application du devoir de vigilance.
C) Conséquences
En cas d’échec de la politique de prévention, l’entreprise doit aller jusqu’à contracter avec un partenaire commercial indirect, afin de vérifier le respect des obligations en matière de durabilité. Si ce partenaire indirect s’avérait être une PME, l’entreprise doit veiller à n’imposer que des obligations
équitables et raisonnables, non discriminatoires et le cas échéant l’entreprise doit en supporter les coûts de vérification par un tiers indépendant.
En cas d’échec du respect des obligations, l’entreprise doit s’abstenir de toute nouvelle relation avec le partenaire commercial et ne doit pas étendre les relations existantes et, parallèlement, peut ou doit suspendre temporellement les relations si cela permet de faire progresser les efforts de prévention, et sinon doit mettre un terme aux relations.
L’entreprise doit enfin, s’il n’est pas possible de réduire les incidences négatives, payer des dommages-intérêts aux personnes et aux communautés touchées, adopter des plans correctifs, et imposer des garanties contractuelles à ses partenaires commerciaux.
D) Intervention des tiers et guidage par les autorités
L’entreprise pourra être visée par des plaintes déposées par les personnes touchées, les syndicats, ou les associations. Le plaignant doit pouvoir bénéficier d’un suivi de sa plainte et, dans le cas d’incidence grave aux obligations en matière de durabilité, doit pouvoir rencontrer les représentants de l’entreprise.
La Commission publiera des clauses contractuelles types permettant d’astreindre les partenaires commerciaux de l’entreprise au respect des obligations de vigilance. Elle adoptera aussi des lignes directrices afin d’homogénéiser les pratiques entre les différents Etats de l’Union.
Anticipant les difficultés d’application du texte la directive permettra aux Etats de soutenir financièrement les PME qui souffriraient de l’application du texte, et la commission se réserve la possibilité de compléter le soutien desdits Etats.
E) Contrôle et sanction
Le projet de directive prévoit également la possibilité par tout tiers de présenter des rapports étayés (des dénonciations) et accorde à l’auteur la possibilité d’engager un recours juridictionnel si l’autorité de contrôle ne réagit pas après signalement.
Les Etats doivent mettre en place et désigner des autorités de contrôle en matière de respect de l’obligation de vigilance et doivent édicter des règles et accorder les moyens permettant aux autorités de contrôle d’enquêter et de s’auto-saisir et de sanctionner les entreprises en situation de manquement.
Les Etats sont tenus d’édicter les sanctions qui doivent être appliquées dans les cas où les mesures correctives qu’auraient éventuellement suggérées les autorités de contrôle ne seraient pas exécutées. Ces sanctions doivent représenter un pourcentage du chiffre d’affaires de l’entreprise. En cas de manquement la responsabilité civile de l’entreprise doit pouvoir être engagée avec pour seule exemption le caractère inévitable du dommage c’est-à-dire son caractère non remédiable quand bien même l’entreprise adopterait toute mesure utile et nécessaire à sa remédiation. En revanche il n’y aurait pas de responsabilité résultant du dommage causé par un partenaire indirect sauf s’il s’avérait déraisonnable d’attendre de ce partenaire une correction de son action.
Le texte accorde à la Commission le pouvoir d’émettre des actes délégués pour une durée indéterminée.
A) Obligations floues et sanctions dures au profit de bénéficiaires indéfinis
Les obligations à respecter par référence aux conventions internationales en matière de préservation de l’environnement et des droits de l’homme ont un caractère flou, ce qui n’est pas gênant dans le cadre de la rédaction de traités internationaux qui ne sont pas directement applicables, mais pose un problème de sécurité juridique lorsqu’il s’agit de textes d’application susceptibles de donner lieu à sanctions. En effet, la sanction, donc le caractère pénal, impose un caractère précis à l’incrimination faute de quoi il n’y a pas de sécurité juridique.
On assiste ainsi à la transcription dans le droit positif de termes et de normes qui ont pris naissance dans les premiers temps de la Corporate Governance où des entreprises ont édictées pour elles-mêmes des obligations décrivant des règles de conduite générales et relevant de la bonne intention, insusceptibles de sanctions. Le vocabulaire ainsi généré n’avait pas vocation à être intégré dans le droit positif. Mais l’évolution des textes de droit européen a intégré cette terminologie, avec obligation pour les Etats de les transposer. Ceci engendre un affaissement de la qualité de la norme.
On peut également s’inquiéter de la définition du périmètre des personnes ayant vocation à être indemnisées en application du texte. La notion de groupe de communauté ne permet pas à un juge de décider qui doit percevoir le produit de l’indemnisation résultant de la condamnation de l’entreprise contrevenante. On notera par ailleurs que si la rédaction du texte semble favoriser l’action portée par les organisations non-gouvernementales et les associations, ces dernières sont composées de membres qui ne sont pas nécessairement les victimes effectives du dommage allégué.
Il existe donc un risque d’apparition de professionnels de la dénonciation ayant pour but la collecte du produit de la sanction.
B) Ingérences négative et positive auprès des fournisseurs
Le projet de directive impose à l’entreprise de surveiller dans sa chaîne de valeur, c’est-à-dire chez ses fournisseurs, le respect des principes en matière de durabilité. Ceci ne va pas sans intrusion dans le mode de fonctionnement et l’organisation des fournisseurs concernés. Si l’intrusion n’est pas nécessairement critiquable eu égard aux objectifs poursuivis elle risque en pratique de donner lieu à des injonctions contradictoires. En effet, et bien qu’il soit prévu que la Commission propose des lignes directrices, chaque entreprise édicte à sa façon, et dans les termes qui lui conviennent, les normes que ses fournisseurs devront respecter. Or, dans le cas où un fournisseur se trouverait en relation avec plusieurs donneurs d’ordre, qui plus est émanant de différents pays européens, ayant chacun leur interprétation de la directive et imposant un retour dans leur propre langue, ce fournisseur se trouvera donc nécessairement submergé par des injonctions éventuellement concordantes et souvent irréalistes afin de ne pas perdre ses clients.
Le texte impose à l’entreprise d’assurer la survie financière d’un fournisseur PME qui souffrirait de la mise en oeuvre des objectifs de durabilité. Outre le fait que cette obligation fait table rase des principes applicables aux procédures collectives, ceci introduit une obligation indéfinie et illimitée des entreprises dont on ne saurait cerner la limite.
C) Création d’une obligation de contracter avec les tiers et d’une responsabilité du fait d’autrui
Dans le cas où les incidences négatives ne peuvent être évitées, l’entreprise est incitée à conclure un contrat avec le partenaire avec lequel elle a une relation
indirecte
en vue d’assurer le respect de son propre code de conduite. Par ce mécanisme, les entreprises sont incitées à étendre à l’infini le champ de la relation contractuelle, ce qui est économiquement et juridiquement irréaliste. En effet, la hiérarchisation du rang des fournisseurs correspond à une logique économique et on ne saurait imposer à une entreprise une forme d’omniscience concernant ses fournisseurs ultimes et l’incitation à contracter avec ces derniers.
Les fournisseurs travaillant pour un fournisseur de premier rang peuvent avoir pour client final plusieurs entreprises en situation de donneur d’ordre. Enjambant le fournisseur de premier rang, les donneurs d’ordre chercheraient à imposer chacun leur code de conduite au fournisseur ultime qui ne connaît pourtant que son cocontractant direct. Ceci imposerait d’ailleurs aux fournisseurs de premier rang de révéler au donneur d’ordre la chaîne de ses propres fournisseurs ce qui pose problème en termes de respect du secret des affaires.
Enfin, si le projet de directive exonère de responsabilité l’entreprise du fait des manquements des partenaires
indirects, cette exonération ne s’applique pas lorsque il est patent que ce partenaire indirect n’engagera pas d’action corrective. A contrario, l’entreprise est donc responsable des manquements (i) des partenaires indirects (qui ne sont par définition pas des partenaires…) en l’absence d’espoir de correction et (ii) des manquements de ses partenaires directs, en tout état de cause.
Ceci est un bouleversement fondamental du droit de la responsabilité civile en créant un nouveau régime de responsabilité du fait d’autrui et il est peu probable que les rédacteurs du projet de directive en mesurent la portée.
D) Atteinte aux principes de la procédure pénale
Le projet accorde la faveur au plaignant d’être tenu au courant de l’évolution de sa procédure. Ainsi, au motif du respect des obligations matière de durabilité, un plaignant s’inscrivant dans la procédure qui sera prévue par le texte jouirait de plus de droits qu’un plaignant dans le cadre de la procédure pénale ordinaire dont la finalité est pourtant de sanctionner des crimes et des délits bien définis, puisque la procédure ordinaire est caractérisée par le secret de l’instruction. La transposition du texte marquerait donc une rupture considérable en instaurant un déséquilibre en faveur des personnes lésées au sens des nouveaux textes et au détriment de ceux s’inscrivant dans le cadre de la procédure pénale ordinaire.
E) Instrumentalisation par les concurrents
Il existe un risque d’instrumentalisation des textes d’application qui résulteront de ce projet de directive par des concurrents peu scrupuleux en faisant un usage offensif, usant d’associations ad hoc leur servant de faux-nez, ayant pour but de déstabiliser la chaîne de valeur de leurs concurrents. Ces actions pourraient causer des dommages irrémédiables, financiers et en termes de réputation, et les recours ordinaires prévus par le droit pour sanctionner la dénonciation calomnieuse seraient particulièrement inefficaces contre des personnes morales créées pour les besoins de la cause, n’ayant aucune surface financière, qui seraient dissoutes le moment venu si leur action se retournait contre elles.
Alors que se lève dans l’opinion et dans le tissu économique un puissant courant refusant l’excès de normes et appelant à la libération des initiatives des acteurs de l’économie réelle le train européen ne dévie pas d’un pouce. Sans préjuger de la légitimité des objectifs poursuivis, la lourdeur bureaucratique qui pourrait en résulter nuira nécessairement à l’agilité des entreprises européennes confrontées à la concurrence d’acteurs internationaux peu désireux de s’engager dans les contraintes que les Européens s’imposent.