La compétence d’attribution en matière d’action en concurrence déloyale pour des faits commis par un ancien salarié : attention aux pièges du référé !


Droit social individuel et collectif

Lorsqu’une entreprise s’estime victime d’actes de concurrence déloyale, tels que le détournement de clients, la subtilisation de fichiers et/ou la communication d’informations confidentielles couvertes par le secret des affaires , émanant d’un ancien salarié et qui auraient été commis au bénéfice d’un concurrent, se pose alors, et avant toute éventuelle action au fond, la question cruciale de l’administration de la preuve et de l’arrêt des actes argués de concurrence déloyale.

Ce double objectif ne peut être atteint de façon relativement rapide que par la voie d’une action en référé, de nature à permettre à la victime présumée d’obtenir tout à la fois la cessation sous astreinte des actes fautifs, la désignation d’un expert aux fin de déterminer la nature et l’étendue des actes répréhensibles commis, voire la condamnation du ou des auteurs au paiement d’une provision.

Il est bien évident, alors, qu’une telle action en référé aura une portée bien plus grande si elle est exercée à la fois à l’encontre de l’ancien salarié et du concurrent soupçonné d’être bénéficiaire des actes litigieux.

Dans une telle perspective, la victime sera tentée, par la voie de son Conseil, de saisir de l’entier litige le Président du tribunal judiciaire, juridiction de droit commun.

Ce projet se heurte toutefois à un problème de compétence d’attribution, qui doit être géré en amont par le Conseil de la victime alléguée, si celui-ci entend éviter de se heurter à une décision d’incompétence qui renverrait de facto sa cliente à son point de départ et entraînerait la dissociation du litige l’opposant à son ancien salarié et de celui la confrontant à son concurrent.

La question est loin d’être neutre, une telle dissociation des litiges contraignant la victime alléguée à agir devant deux juridictions différentes pour des faits pourtant susceptibles d’être intimement liés, alourdissant considérant la procédure et les frais y afférents, bien-sûr, et diminuant largement ses chances de succès au fond, enfin.

Analysons dans le détail la problématique au regard des règles de droit applicables en la matière.

1/Quelles sont les règles de compétence d’attribution applicables ?

Selon l’article L. 721-3 du Code de commerce, les tribunaux de commerce connaissent :

Relèvent, par conséquent, de la compétence exclusive des tribunaux de commerce les litiges opposant deux commerçants, personnes physiques ou personnes morales, nés d’un acte de concurrence déloyale (1).

Juridiction de droit commun, le tribunal judiciaire connaît, quant à lui, de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n’est pas attribuée, en raison de la nature de la demande, à une autre juridiction (article L211-3 du code de l’organisation judiciaire).

Il  connaît ainsi des actions en responsabilité civile engagées en raison d’actes de concurrence déloyale, par un agent économique relevant du droit civil contre un autre agent économique relevant également du droit civil (2).

Lorsqu’un commerçant est poursuivi au titre d’un acte de déloyauté préjudiciable à un non-commerçant, ce dernier dispose d’une option de compétence et peut alors saisir soit la juridiction consulaire, soit la juridiction civile (3).

Quant à l’action en concurrence déloyale exercée par un ancien employeur à l’encontre de son ancien salarié sur la base d’actes qu’il considère comme fautifs, qui se sont déroulés pendant l’exécution du contrat de travail, elle est de la compétence exclusive du conseil de prud’hommes, quand bien même ces actes auraient continué postérieurement à la cessation du contrat de travail.

En cas de violation d’une clause de non concurrence, le fondement de l’action est le manquement à cet engagement contractuel, et en l’absence d’une telle clause, les faits doivent s’analyser comme des manquements à l’obligation de loyauté pesant sur tout salarié (ou ex-salarié) à l’égard de son employeur (ou ex-employeur).

Relevons que cette compétence, fixée par l’article L1411-1 du code du travail, est d’ordre public (4).

Ainsi, ne sont susceptibles de relever de la compétence du tribunal judiciaire :

-ni l’action en concurrence déloyale formée par une société commerciale à l’encontre d’un ancien salarié pour des faits commis pendant l’exécution du contrat de travail, une telle action relevant exclusivement du conseil de prud’hommes ;

-ni celle formée par cette même société commerciale à l’encontre d’une autre société commerciale, une telle action relevant exclusivement du tribunal de commerce.

Par ailleurs, le président de la juridiction saisie d’une action en référé ou sur requête ne peut statuer que dans les limites de la compétence d’attribution de sa juridiction.

Un litige qui ne relève en rien de la compétence du tribunal judiciaire ne peut en toute hypothèse donner lieu à une mesure d’instruction prononcée par celui-ci.

En conséquence :

-le juge des référés prud’homal est seul compétent pour prendre des mesures liées à des actes qui auraient été commis par un ancien salarié pendant l’exécution de son contrat de travail ;

-le président du tribunal de commerce est seul compétent pour statuer en référé lorsque les difficultés nées d’un comportement considéré comme déloyal ou parasitaire, opposent deux commerçants (5) ;

-s’il s’avère que le tribunal judiciaire est incompétent pour connaître au fond d’une demande, alors il l’est aussi pour statuer sur celle formée en référé.

2/Dans quelle mesure peut-il être dérogé à ces règles de compétence pour porter l’entier litige devant le tribunal judiciaire ?

Il ne pourrait être dérogé à ces règles que si le litige était  considéré comme indivisible, à savoir comme un tout dont les différents éléments seraient imbriqués au point de rendre leur dissociation impossible.

Encore faudrait-il que les actions reposent sur un fondement identique, découlent des mêmes faits et de la même cause, à savoir les agissements considérés comme répréhensibles commis par l’ancien salarié au bénéficie du concurrent, de sorte que des demandes in solidum soient justifiées, chacune des parties étant susceptible d’être reconnue coupable des mêmes faits et condamnée indistinctement pour le tout.

Il importerait également que la victime alléguée démontre qu’il serait d’une bonne administration de la justice de faire instruire et juger ensemble les actions en responsabilité qu’elle introduirait ensuite au fond contre son ancien salarié et son concurrent, sauf à encourir un risque significatif de contrariété de décisions de justice dont l’exécution pourrait s’avérer inconciliable .

La tâche est d’autant plus ardue que l’opérateur économique en question doit être en mesure d’apporter ces différentes démonstrations en amont de la procédure, à savoir devant le juge des référés lui-même ; or à ce stade, il est par hypothèse impossible de connaître de façon exhaustive les éléments de droit et de fait qui fonderont l’action future, ces éléments dépendant précisément de l’issue de la mesure d’instruction sollicitée.

Dès lors, le litige pourra être considéré comme indivisible si le lien entre l’ancien salarié et le concurrent est évident, à savoir si le premier a été embauché par le second ou a des liens étroits avec celui-ci, tels qu’une participation à son capital ou un mandat social.

Il pourra en être ainsi également en cas de connexité, se traduisant par une impossibilité juridique d’exécution simultanée de deux décisions potentiellement contraires

Si tel n’est pas le cas, le juge des référés ne considérera pas le litige comme indivisible et se déclarera incompétent au profit du conseil de prud’hommes pour ce qui concerne le salarié, et du tribunal de commerce pour ce qui concerne le concurrent, et la victime présumée sera ramenée à son point de départ. Les deux affaires seront alors disjointes et traitées de façon absolument distincte (6).

C’est ce que vient de rappeler, de façon implacable, la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 20 avril 2022 (7).

  1. Cass. Com. 18 novembre 2020 n°19-19463
  2. Cass. com., 11 mars 2008, n° 06-20.089
  3. Cass. com., 18 novembre 2020 n° 19-19.463
  4. Cass. soc. 16-1-2008 n° 05-21.757 ; Cass. soc. 30-6-2010 n° 09-67.496
  5. Cass. 2e civ., 28 sept. 2017, n° 16-19.027)
  6. CA Pau, 2ème chambre – section 1, 8 octobre 2019 n° 18/02556
  7. CA Paris pôle 1 chambre 3 20 avril 2022 n°21-20765