Droit commercial et économique
[Article publié sur le site village-justice.com]
La directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) 2022/2464 du 14 décembre 2022 adoptée par le Parlement et le Conseil européen modifie le règlement numéro 537/2014 et les directives 2004/109, 2006/43 et 2013/34 concernant la publication d’informations en matière de « durabilité » par les entreprises.
Si les sociétés cotées et les très grandes entreprises étaient déjà assujetties à des obligations de publication d’informations dans les domaines ESG (Environnement Social Gouvernance) dans leur rapport de gestion annuel, le champ des informations requis, leur format et l’extension du domaine des entreprises assujetties conduit un changement de nature.
Par 28 pages de « considérants », l’Union européenne développe la nouvelle doxa applicable aux entreprises. C’est une nouvelle étape de la mise en œuvre du « Pacte vert pour l’Europe » publié le 11 décembre 2019, de la mise en œuvre concrète de l’Accord de Paris pour le climat et de la mise en application des recommandations du GIEC.
Nous aborderons d’abord les principes et la finalité de la directive pour aborder ensuite les limites du texte et ses difficultés d’application.
La directive s’inscrit dans une perspective salvatrice. On lira au premier considérant : « la commission s’engage à faire en sorte que, d’ici 2050, tous les écosystèmes dans le monde soient restaurés, résilients et suffisamment protégés. »
La directive a pour objectif de résoudre ou d’améliorer toute question relative à l’environnement, aux questions sociales et de personnel, aux droits de l’homme et à la corruption.
Pour cela, les entreprises devront publier des informations pertinentes dans le rapport de gestion annuel. Les destinataires principaux de ces informations sont nommément cités par la directive : les investisseurs et les organisations non-gouvernementales. L’objectif est de canaliser les flux financiers des investisseurs vers les entreprises vertueuses désignées par des organisations non-gouvernementales.
Ceci est en ligne avec la « taxinomie » mise en place par l’Union (Règlement délégué 2021/2139) classifiant les activités suivant des degrés de désirabilité plus ou moins élevés avec une incidence sur les conditions de financement dont elles peuvent bénéficier.
Comment permettre à ces investisseurs et organisations non-gouvernementales d’analyser la quantité considérable d’information que les entreprises seront contraintes de mettre à leur disposition ? L’intelligence artificielle vient au secours de l’humain puisque le rapport de gestion doit être présenté dans un format électronique normé, chaque rubrique de texte devant être encadrée par des balises permettant un recueil, une indexation et un traitement automatisé des informations.
Le rapport de gestion est aussi normé dans son contenu : il doit préciser la prise en compte des questions d’environnement, des questions sociales, des questions relatives aux droits de l’homme et à la corruption déclinées sur :
Les informations doivent avoir un caractère prospectif et rétrospectif, elles doivent être de nature qualitative et quantitative et elles doivent être assises sur des preuves scientifiques concluantes. Les informations doivent viser les échéances de court de moyen et de long terme et elles doivent concerner l’ensemble de la chaîne de valeur, c’est-à-dire ne pas être limitées à l’entreprise elle-même mais s’étendre à son réseau de fournisseurs et de clients. La seule limite posée à l’information fournie est la mise en péril de la position commerciale de l’entreprise et le respect du secret des affaires.
Ces normes doivent être rédigées et l’organe en charge ne sera ni la Commission ni le Conseil ni le Parlement européen. La mission est confiée à l’EFRAG, association de droit belge spécialisée dans la normalisation qui sera financée par l’Union. La production normative de cette association sera soumise, avant adoption par la Commission, aux avis du Groupe des experts des Etats membres pour la finance durable (issu du Règlement 2020/852), du Comité de la réglementation comptable (Règlement 1606/2002), de l’Autorité européenne des marchés financiers, de l’Autorité bancaire européenne, de l’Autorité européenne des assurances de l’Agence européenne de l’environnement, de la Banque centrale européenne, de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne du Comité des organes européens de supervision de l’audit et d’une « Plate-forme sur la finance durable ».
Ces normes, édictées par l’EFRAG, dans un objectif de convergence mondiale, ne pourront substantiellement diverger de celles établies par la fondation internationale Financial Reporting Standards Foundation et de l’ISSB.
Autrement dit, lorsque tout ce travail sera achevé et validé par des experts, le contrôle démocratique prévu – au conditionnel – par la directive, à savoir une consultation annuelle du Parlement européen pour vérifier les travaux de l’EFRAG, risque de s’avérer formel.
Le contrôle de la bonne exécution des obligations ne peut évidemment incomber aux autorités étatiques ou à l’Union européenne qui seraient débordées par l’ampleur de la tâche. Le coût du contrôle incombera aux entreprises et il sera réalisé par des auditeurs puisque le rapport annuel, dans sa composante de respect des obligations en matière de durabilité, sera certifié dans la lignée du commissariat aux comptes. Les certificateurs, qui ne seront pas nécessairement des commissaires aux comptes, devront être formés pour l’exécution de leur mission. Une nouvelle profession réglementée va donc émerger dans un futur proche.
Une dimension morale s’ajoute au respect de la règle formelle puisqu’il est également prévu que les entreprises en situation de manquement explicitent à leur rapport les raisons ayant mené à la violation de leurs obligations de publication.
Consciente de l’ampleur du projet, l’Union européenne prévoit une mise en application progressive qui ne sera pas ici détaillée. Il suffit de conserver en mémoire que, au plus tard pour l’exercice social 2028, toutes les entreprises à l’exception de celles qualifiées de micro-entreprises c’est-à-dire celles respectant deux des trois critères suivants : total de bilan inférieur à 350 000 €, chiffre d’affaires inférieur à 700 000 €, moins de 10 salariés échapperont à ces obligations. L’exception appliquée aux micro-entreprises est d’apparence puisque les entreprises assujetties, par le biais de leurs obligations d’information relatives à leur chaîne de valeur, engloberont d’une façon ou d’une autre les micro-entreprises. Le champ d’application est donc considérable et aboutira à séparer, dans le tissu productif européen, les activités compatibles avec les objectifs de la directive de celles qui subiront l’attrition de leurs sources de financements externes.
II-Ceci pose la question des limites tant conceptuelles que pratiques de la mise en œuvre de cette directive :
La première limite est le risque de non compétitivité pour les entreprises européennes. L’Union admet que la mise en œuvre de la directive résultera en un surcoût pour les entreprises. Elle relève que ce surcoût devra être modéré, et pour ce faire expose qu’elle veillera au maintien de la concurrence sur le marché de l’audit en se penchant sur l’état des concentrations dans le secteur à compter de 2029.
Tentant de remédier à l’atteinte à la compétitivité, la directive prévoit l’extension des obligations aux entreprises extérieures à l’Union européenne, à condition que leur chiffre d’affaires dans l’Union dépasse 150 millions d’euros ou que le chiffre d’affaires de leur succursale dépasse 40 millions d’euros.
Mais cette obligation est peu contraignante. En effet ces entreprises tierces ont la faculté de faire déclarer par leurs établissements ou succursales qu’elles ont demandé, mais pas obtenu, les informations requises auprès du siège ou que les missions d’audit n’ont pas pu être exécutées. Cette défausse est curieuse, le demandeur étant confondu avec celui qui oppose l’impossibilité de donner suite. Autrement dit, là où les entreprises européennes seront assujetties à un processus lourd, consommateur de temps et d’argent, les entreprises extra-européenne pourront, par des déclarations sommaires, être tenues quittes de leurs obligations.
Dans ce contexte, le projet de taxation carbone aux frontières extérieures communes ne rétablira pas l’équilibre compétitif pour les entreprises européennes. Car si l’on peut envisager d’établir une taxation fondée sur les émissions de carbone, à quel taux douanier taxer le travail forcé des enfants, la violation des droits humains ou le manquement à l’égalité des sexes ?
Le renchérissement des activités productives dans l’Union pourrait accentuer le processus de délocalisation vers des régions dépourvues de l’arsenal normatif protecteur qui est mis en place.
Les grandes entreprises européennes, dont les moyens sont conséquents, ont déjà commencé à décrire les principes de gouvernance et de fonctionnement permettant de satisfaire certains principes ESG. Mais l’ampleur de la tâche à laquelle seront confrontées les petites et moyennes entreprises suscite l’inquiétude.
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Le concept de préservation de l’environnement appliqué aux activités économiques est louable, mais la complexité des voies et moyens adoptés interroge. Si avocats et conseils se tiendront aux côtés de leurs clients pour leur permettre de satisfaire à leurs obligations, nous craignons, comme citoyens, que seules les entreprises les plus outillées aient la capacité de s’adapter à cet environnement juridique. Nombre d’acteurs se réfugieront dans le respect a minima de critères formels, en espérant ne pas se trouver sous le regard des organisations non gouvernementales et des autorités de contrôle. A l’opposé du spectre, les entreprises qui se seront engagées dans le processus mettront en avant leur adhésion à la démarche ce qui, indépendamment de leur sincérité, aboutira à canaliser vers elles les ressources financières.
Il est ainsi certain que cette directive aura un effet tangible sur l’économie. Banquiers, investisseurs et assureurs, assujettis aux mêmes critères, orienteront leurs flux en conséquence. Si l’on peut espérer que l’environnement en connaîtra du bien, se résignera-t-on à la disparition du pompiste qui nous permet d’arriver sur notre lieu de vacances ou à l’attrition des industries d’armement lorsque la sécurité collective est en jeu ? Une réforme de la taxinomie européenne serait souhaitable, ne censurant pas les acteurs pour ce qu’ils sont, car chacun est utile à l’économie et à la collectivité, mais les incitant de là où ils sont, à converger vers un mieux-être commun.