Les limites de la protection accordée au salarié dont le contrat de travail a été conclu en période suspecte


Droit de la protection sociale

Tout employeur de droit privé a l’obligation d’assurer l’ensemble de ses salariés contre le risque de non-paiement des sommes qui pourraient leur rester dues en exécution du contrat de travail, dans l’hypothèse où il ferait l’objet d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire.

Sont ainsi couvertes par l’Assurance Garantie des Salaires (AGS), dans des limites fixées par la loi, les sommes dues aux salariés à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation judiciaire ainsi que les créances résultant de la rupture des contrats de travail intervenant dans les jours suivant le jugement de liquidation.

Lorsque l’employeur fait l’objet d’une telle procédure, est nommé un mandataire judiciaire dont l’une des premières missions consiste à établir le relevé des créances salariales ; s’il s’avère qu’elles ne peuvent être intégralement payées sur les fonds disponibles avant l’expiration des délais très courts prévus par la loi pour ce faire, le mandataire judiciaire demande à l’AGS l’avance des fonds nécessaires, sur présentation des relevés de créances.

Cet organisme prend alors en charge les rémunérations de toute nature dues aux salariés au titre de leurs soixante derniers jours de travail, et ce à concurrence d’un plafond fixé par la loi .

Les sommes en cause doivent alors être versées dans des délais extrêmement brefs par l’AGS au mandataire judiciaire, à charge pour celui-ci de les reverser immédiatement aux salariés concernés.

En toute hypothèse, les relevés des créances résultant d’un contrat de travail sont soumis au représentant des salariés, puis visés par le juge-commissaire et déposés au greffe du tribunal, avant de faire l’objet d’une mesure de publicité.

Il arrive que l’administrateur judiciaire refuse de mentionner, en tout ou partie, la créance d’un salarié sur le relevé de créances, ou encore que l’AGS refuse de régler une créance figurant pourtant sur le relevé de créances.

Face à une telle situation, le salarié s’estimant non rempli de ses droits n’a d’autre choix que de saisir le conseil de prud’hommes, et ce dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement de la mesure de publicité indiquée plus haut, et à peine de forclusion. Il peut demander au représentant des salariés de l’assister ou de le représenter devant la juridiction prud’homale.

Attardons-nous sur le cas, le plus fréquent, dans lequel le refus de l’administrateur judiciaire ou de l’AGS serait fondé sur une remise en cause de l’existence même du contrat de travail du salarié, dont la nullité serait alléguée pour avoir été conclu en période suspecte.

Quelles peuvent être les chances de succès du salarié se trouvant dans une telle situation ? Elles dépendront de plusieurs paramètres, qu’il importe de rappeler.

1/ L’AGS est irrecevable à se prévaloir de la nullité du contrat de travail conclu en période suspecte.

Si l’administrateur judiciaire a porté la créance d’un salarié sur le relevé de créances, alors l’AGS ne peut en aucun cas refuser de la régler, en arguant de la nullité du contrat de travail.

En effet, l’article L632-4 du code du commerce réserve cette faculté à l’administrateur, au mandataire judiciaire, au commissaire à l’exécution du plan et au ministère public, à l’exclusion de l’AGS.

La Cour de Cassation l’a clairement précisé dans plusieurs arrêts et ne cesse d’être rappelé par les juridictions du fond depuis lors.

Il en résulte que l’AGS est purement et simplement irrecevable à agir sur ce fondement, si elle est seule à le faire.

2/ La demande en nullité du contrat de travail conclu en période suspecte est soumise à des conditions précises.

Sous réserve qu’elle émane d’une personne recevable à agir sur ce fondement, la nullité d’un contrat de travail conclu en période suspecte ne sera prononcée que dans l’hypothèse d’un déséquilibre avéré entre les prestations respectives des parties.

En effet et aux termes de l’article L632-1 du code de commerce :

« I. ― Sont nuls, lorsqu’ils sont intervenus depuis la date de cessation des paiements, les actes suivants :

2° Tout contrat commutatif dans lequel les obligations du débiteur excèdent notablement celles de l’autre partie. »

Ainsi, il ne suffit naturellement pas qu’un contrat de travail soit conclu en période suspecte pour qu’il soit annulé.

Cela ne dépend pas non plus du montant de la rémunération du salarié en question, celle-ci devant en revanche être en adéquation avec le profil dudit salarié et le service attendu de lui.

En application d’une jurisprudence parfaitement établie, il incombe à la partie contestant l’existence d’un contrat de travail écrit -et donc, en l’espèce, à l’administrateur judiciaire-, de rapporter la preuve de son caractère fictif.

Tel est plus généralement le cas lorsque des éléments, tels que bulletins de salaire, lettre de licenciement, attestation pôle emploi… font ressortir l’existence d’un contrat de travail apparent.

En cas de litige, il appartient au juge prud’homal de rechercher si la preuve du caractère fictif du contrat de travail est rapportée par l’administrateur judiciaire qui en conteste la réalité.

A défaut, pour le demandeur, de démontrer soit une disproportion manifeste entre le salaire de la personne en question et celui correspondant à son profil, soit une fraude de l’entreprise et du salarié, la nullité du contrat de travail conclu en période suspecte ne saurait être prononcée.

A titre d’exemple, dans une décision du 15 mars 2011, la Cour d’appel de Paris a ordonné à l’AGS de garantir la créance d’un salarié, ayant constaté que celle-ci, outre le fait qu’elle n’était pas recevable à contester la validité du contrat de travail :

– n’apportait aucun élément démontrant l’existence d’une fraude qu’elle se contentait de supposer ;

-ne démontrait pas non plus de déséquilibre entre le montant du salaire convenu et les fonctions du salarié concerné.

De la même façon, dans une décision du 10 novembre 2016, la cour d’appel de Colmar a rejeté la nullité d’un contrat de travail conclu en période suspecte en précisant que :

-le liquidateur et l’AGS ne versaient aucun élément permettant de caractériser une disproportion manifeste entre la rémunération convenue et les salaires habituellement pratiqués dans la même catégorie professionnelle ;

-il n’était donc pas démontré que les obligations de l’employeur aient notablement excédé celles du salarié concerné.

Dans une décision du 21 février 2017, la Cour d’appel de Paris a une nouvelle fois rejeté la nullité d’un contrat de travail conclu en période suspecte en considérant que le mandataire se contentait d’affirmations et ne démontrait ni le déséquilibre entre le salaire du salarié concerné et ses fonctions, ni une quelconque fraude de l’entreprise et du salarié.

Il ressort de toutes les décisions que les juges valident les contrats de travail conclus en période suspecte lorsque l’administrateur judiciaire échoue à démontrer que l’une au moins des conditions suivantes est remplie :

Dans toutes les autres hypothèses, il est légitime, pour le salarié, de contester en justice le refus de prise en charge émanant de l’administrateur judiciaire et/ou de l’AGS.

  1. Cf articles L3253-2 et suivants du code du travail
  2. Ce plafond est égal à quatre fois le plafond mensuel retenu pour le calcul des contributions au régime d’assurance-chômage, si le salarié a moins de six mois d’ancienneté à la date du jugement d’ouverture, et six fois ce même plafond dans le cas contraire, soit actuellement 54848 euros bruts si le salarié a moins de six mois d’ancienneté et 82272 euros s’il a plus de six mois.
  3. Cf articles L625-1 et suivants du code de commerce
  4. A savoir la période pendant laquelle l’employeur était en état de cessation des paiements, la date de cessation des paiements (impossibilité de faire face au passif exigible avec l’actif disponible), fixée par le juge, pouvant remonter jusqu’à 18 mois avant le jugement d’ouverture;
  5. Cass. Soc., 13 février 2008, n°06-44234; Cass. Soc., 2 décembre 2009, n°08-43.104;
  6. Cour d’appel de Versailles, 29 avril 2003, n°02-2603;
  7. Cass. Soc. 18 juin 2008 n°07-42845; Cass. Soc. 10 avril 2013 n°12-12994;
  8. Cass. Soc. 5 décembre 2012 n° 11-22769; Cass. Soc. 4 décembre 2013 n°12-28105; Cass. Soc. 7 novembre 2015 n°14-21567; CA Paris pôle 6 chambre 10 n°17-07358;
  9. Cass. Soc.18 janvier 2012 n°10-10952; Cass. Soc. 3 mai 2012 n°10-25909; Cass. Soc; 13 mai 2015 n°13-28918;
  10. Cour d’appel de Paris, 15 mars 2011, n°10/10375;
  11. Cour d’appel de Colmar, 10 novembre 2016, n°15/00897;
  12. Cour d’appel de Paris 21 février 2017 n°13-1016;