Droit social individuel et collectif
Pour sécuriser le forfait jours, la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, dite «loi Travail», a intégré l’essentiel des exigences jurisprudentielles dans les dispositions légales.
C’est ainsi que l’article L.3121-64 du Code du travail précise désormais les mentions devant obligatoirement figurer dans un accord collectif instituant un forfait annuel en jours, notamment en ce qui concerne les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail des salariés concernés.
Dans ce nouveau cadre législatif, le contrôle de la Cour de cassation se concentre essentiellement sur les mesures prévues par l’accord pour assurer le suivi effectif et régulier de la charge de travail des salariés .
1- Le contrôle drastique de la Cour de Cassation sur les accords de branche fixant les conditions du forfait-jours.
La Haute Cour exige que les accords collectifs servant de base aux conventions individuelles de forfait jours comportent des stipulations assurant la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires, une amplitude et une charge de travail raisonnable ainsi qu’une bonne répartition du travail dans le temps.
Dans cet objectif, les dispositions conventionnelles doivent instituer des mécanismes de contrôle et de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable.
Si tel n’est pas la cas, l’accord de branche est invalidé et la convention individuelle de forfait jours conclue sur la base de cet accord est nulle ; le salarié a alors droit au paiement d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires dont il apporte la preuve, outre d’autres indemnités telles que celle éventuellement liée au non-respect du repos compensateur.
Relevons que seuls de rares accords ont été jugés conformes à ces exigences. Tel est le cas de l’accord du 28 juillet 1998 sur l’organisation du travail dans la métallurgie ou encore de l’accord ARTT du 29 mai 2001 de la banque.
Par trois arrêts rendus le 5 juillet 2023, la Cour de cassation a fourni une nouvelle illustration de l’étendue de son contrôle et des conditions à remplir par l’accord collectif instituant le forfait jours pour ne pas encourir la nullité de ses stipulations.
Deux de ces arrêts complètent la longue liste des accords insuffisamment protecteurs, en stigmatisant l’avenant du 3 juillet 2014 à la Convention collective nationale des services de l’automobile et l’accord du 11 avril 2000 attaché à la Convention collective nationale du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire.
S’agissant de l’avenant du 3 juillet 2014 conclu dans les services de l’automobile, la Cour de Cassation a considéré que les stipulations critiquées se limitaient à prévoir que :
-la charge quotidienne de travail doit être répartie dans le temps de façon à assurer la compatibilité des responsabilités professionnelles avec la vie personnelle du salarié ;
-les entreprises sont tenues d’assurer un suivi individuel régulier des salariés concernés et sont invitées à mettre en place des indicateurs appropriés de la charge de travail ;
-le respect des dispositions contractuelles et légales est assuré au moyen d’un système déclaratif, chaque salarié en forfait jours devant renseigner le document de suivi du forfait mis à sa disposition à cet effet, faisant apparaître le nombre et la date des journées travaillées et non travaillées ;
-le salarié bénéficie, chaque année, d’un entretien avec son supérieur hiérarchique, dont l’objectif est notamment de vérifier l’adéquation de sa charge de travail au nombre de jours prévu par la convention de forfait et de mettre en oeuvre les actions correctives en cas d’inadéquation avérée.
La Cour, estimant que de telles stipulations ne permettaient pas à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, et ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, a donc invalidé l’accord.
S’agissant de l’accord applicable aux prestataires de services du secteur tertiaire, il prévoyait que :
– l’employeur est tenu de mettre en place des modalités de contrôle du nombre des journées ou demi-journées travaillées, par l’établissement d’un document récapitulatif faisant en outre apparaître la qualification des jours de repos (repos hebdomadaire, congés payés, congés conventionnels ou jours de réduction du temps de travail) ;
– ce document peut être tenu par le salarié sous la responsabilité de l’employeur ;
– les cadres concernés par un forfait-jours bénéficient chaque année d’un entretien avec leur supérieur hiérarchique, au cours duquel il sera évoqué l’organisation du travail, l’amplitude des journées d’activité et de la charge de travail en résultant.
Il a été invalidé pour les mêmes raisons à savoir l’absence de suivi effectif et régulier de la charge de travail permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable .
En revanche, dans un troisième arrêt rendu le même jour, la Cour de cassation a considéré que les garanties prévues par l’avenant du 11 décembre 2012 applicable aux Etam du bâtiment étaient suffisamment protectrices pour permettre la signature, sur ce fondement, de conventions individuelles de forfait-jours.
En effet, cette convention collective prévoit notamment que :
– l’organisation du travail des salariés fait l’objet d’un suivi régulier par la hiérarchie qui veille notamment aux éventuelles surcharges de travail et au respect des durées minimales de repos ;
– un document individuel de suivi des journées et demi-journées travaillées, des jours de repos et jours de congés est tenu par l’employeur ou par le salarié sous la responsabilité de l’employeur ;
– ce document individuel de suivi permet un point régulier et cumulé des jours de travail et des jours de repos afin de favoriser la prise de l’ensemble des jours de repos dans le courant de l’exercice ;
-un entretien au moins annuel doit se tenir sur cette question.
Il y a donc, dans cet accord, une obligation pour l’employeur d’assurer un suivi régulier et continu de la charge de travail des salariés au forfait jours, ce qui fait toute la différence avec les deux autres accords cités ci-dessus.
Notons que cette validation vaut également pour la Convention collective nationale des cadres, rédigée en des termes identiques. Ainsi, les conventions individuelles de forfait jours, signées sur la base de l’une ou l’autre de ces deux Conventions, sont de fait validées, sous réserve toutefois -et la question n’est pas anecdotique- que l’employeur respecte bien les dispositions conventionnelles, notamment quant au suivi régulier de la charge de travail des salariés.
2- L’obligation, pour les partenaires sociaux des branches concernées, de renégocier les accords invalidés.
Les partenaires sociaux des branches concernées doivent renégocier les dispositions conventionnelles relatives au forfait-jours, afin de répondre aux exigences jurisprudentielles.
Relevons à cet égard que la quasi-totalité des accords invalidés ont ensuite fait l’objet d’un avenant de révision octroyant les garanties jurisprudentielles exigées.
Ainsi, à titre d’exemples :
-l’accord national du 22 juin 1999 attaché à la convention collective nationale des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseil (syntec) a été révisé par un avenant conclu le 1er avril 2014 qui prévoit notamment une obligation de déconnexion des outils de communication à distance, la mise en place d’un outil de suivi pour assurer le respect des temps de repos quotidien et hebdomadaire du salarié ,un droit d’alerte du salarié en cas de surcharge afin de trouver une solution alternative, un outil de suivi régulier de l’organisation du travail de l’intéressé, de sa charge de travail et de l’amplitude de ses journées de travail, ainsi qu’au minimum deux entretiens par an aux fins d’évoquer la charge individuelle de travail du salarié, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie privée et, enfin, sa rémunération du salarié ;
-l’accord national du 14 décembre 2001 pris en application de la convention collective nationale de commerce de gros a été révisé par un avenant conclu le 30 juin 2016 qui prévoit notamment des mesures destinées à assurer une obligation de déconnexion des outils de communication à distance, la tenue d’un entretien annuel avec la hiérarchie, évoquant sa charge de travail, l’amplitude de ses journées et l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle et familiale, la mise en place d’un dispositif de veille et d’alerte et la tenue d’un document de contrôle remis mensuellement pas le salarié ;
-l’accord du 13 juillet 2004 rattaché à la convention collective nationale des hôtels, cafés, restaurants, révisé par un avenant n°22 bis du 7 octobre 2016, prévoyant notamment un suivi régulier par la hiérarchie, un entretien annuel sur la charge de travail du salarié, l’amplitude de ses journées d’activité, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle et familiale ainsi que sa rémunération, un deuxième entretien possible sur simple demande du salarié et le respect du droit à la déconnexion.
3- La situation des entreprises dont l’accord de branche a été invalidé.
Quant aux entreprises relevant de branches professionnelles n’ayant pas encore signé d’accord de révision, elles peuvent continuer à conclure des conventions individuelles de forfait, soit en concluant à leur niveau un accord collectif respectant les prescriptions légales et jurisprudentielles concernant le suivi régulier de la charge de travail, soit en intégrant dans les conventions individuelles de forfait les mesures prévues par l’article L.3121-65 du Code du travail.
En effet, pour favoriser la sécurité juridique du forfait en jours, la loi du 8 août 2016 a aménagé un dispositif supplétif s’appliquant lorsque l’accord collectif ne prévoit pas de mesures relatives au suivi régulier de la charge de travail des salariés
Suivant ce dispositif, précisé par l’article L.3121-65 du code du travail, l’employeur peut valablement conclure une convention individuelle de forfait-jours si :
-il établit un document de contrôle des journées et demi-journées travaillées ;
-il s’assure de la compatibilité de la charge du travail du salarié avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
-il organise au moins un entretien annuel avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, ainsi que sa rémunération.
Par ailleurs et en l’absence de stipulations conventionnelles relatives aux modalités d’exercice du droit à la déconnexion, celles-ci doivent être définies par l’employeur et communiquées au salarié par tout moyen.
Encore faut-il, là encore, que les mesures effectivement mises en place par l’employeur assurent des garanties suffisantes quant au suivi régulier de la charge de travail du salarié concerné, et pallient ainsi le risque de surcharge.
Dans l’avenir, il appartiendra aux juges du fond de vérifier le respect, par l’employeur, des règles de suivi régulier de la charge de travail théoriquement fixées par des accords de branche et/ou d’entreprise et des conventions individuelles désormais tirés au cordeau…