Point sur la nullité des conventions de management fees fictives visant à conférer des revenus supplémentaires au dirigeant d’une société commerciale.


Droit commercial et économique

Par un arrêt du 10 octobre 2018, la chambre commerciale de la Cour de Cassation vient de mettre un point final, après maints rebondissements, à une procédure engagée il y a près de dix ans, relative à la nullité de conventions dites de « management fees » conclues entre nos clientes, la société Procars et ses filiales, d’une part (ci-après « le groupe Procars »), et une société Albène, constituée par la Directrice Générale de la société Procars, d’autre part.

I- L’épineux contexte dans lequel s’inscrivait cette affaire :

II- Les étapes majeures de la procédure :

2-1/Par arrêt du 19 janvier 2012, la Cour d’Appel de Paris a confirmé en toutes ses dispositions un premier jugement de débouté, considérant notamment :

2-2/Les sociétés du groupe Procars ayant formé un pourvoi en cassation à l’encontre de cette décision, c’est dans ces conditions que, par un arrêt de principe publié au bulletin et abondamment commenté du 3 avril 2013 (Cass. Com. 3 avril 2013 n°12-15492), la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation a cassé ladite décision en toutes ses dispositions sur le fondement suivant :

Ainsi, et au regard de cette jurisprudence de principe, les actions en nullité reposant sur l’absence de cause et la cause illicite ne peuvent être soumises à la prescription triennale de l’action en responsabilité prévue par les articles L225-42 et L. 223-23 du code de commerce applicables aux conventions réglementées.

Sur ce fondement, la Cour de Cassation a remis la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de Paris, et, pour être fait droit, les a renvoyées devant cette même Cour, autrement composée.

2-3/Le 1 er février 2017, la Cour d’Appel de Paris (pôle 5 – chambre 9), statuant sur renvoi après cassation, a considéré comme nulles pour absence de cause et cause illicite les dix conventions litigieuses et condamné la société Albène à restituer au groupe Procars l’intégralité des sommes versées dans le cadre des conventions annulées.

2-4/ Le 10 octobre 2018, la Cour de Cassation, a donc rejeté le pourvoi formé par la société Albène à l’encontre de cet arrêt, mettant un terme définitif à cette affaire.

III-Les enseignements juridiques à tirer de cette nouvelle jurisprudence.

3-1/La nullité pour absence de cause.

On sait que, « dans les contrats synallagmatiques, l’obligation de chacune des parties trouve sa cause dans la contrepartie convenue et attendue, c’est-à-dire dans l’obligation de l’autre » 1 . La nullité pour absence de cause, fondée sur l’article 1131 du code civil, sanctionne ainsi les contrats dépourvus de contrepartie à l’égard de l’un des contractants.

La nullité du contrat est ainsi encourue lorsqu’il est établi que la contrepartie convenue au profit de l’un des contractants est, au moment de sa formation, dérisoire ou illusoire. Cette solution est d’ailleurs reprise par l’article 1169 du code civil 2 , dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats.

C’est sur ce fondement qu’a ainsi été annulée, par exemple, la convention de révélation de succession conclue par un généalogiste avec un héritier alors qu’il était avéré que « l’existence de la succession devait normalement parvenir à la connaissance (de l’héritier) sans l’intervention du généalogiste, lequel ne lui avait rendu aucun service de sorte que la convention litigieuse était sans cause » 3 .

Dans le même sens, la Cour de cassation a annulé pour absence de cause un contrat de courtage dans la mesure où la prestation due ne correspondait « à aucun service effectif », le courtier percevant une rémunération pour une mise en relation qui préexistait à la conclusion du contrat 4 .

Dans ces affaires, la nullité s’imposait parce que la contrepartie était totalement fictive et donc illusoire.

Plus près de notre cas d’espèce, c’est encore ce principe qui justifie, dans le contexte du droit des sociétés, la nullité des conventions dites d’assistance à la gestion ou de management, en vertu desquelles le dirigeant d’une société délègue à une autre, dans laquelle il détient des intérêts, tout ou partie des obligations qu’il doit lui-même fournir à la société en tant que dirigeant.

La Cour de cassation a ainsi approuvé une cour d’appel pour avoir considéré comme dépourvue de cause une convention définissant son objet « en des termes dont il résultait qu’elle faisait double emploi avec l’exercice par M. X… de ses fonctions de directeur général », et retenu que cette convention «  revenait ainsi à rémunérer la société Samo Gestion pour des prestations qui étaient accomplies par M. X… au titre de ses fonctions sociales  » 5 .

Dans le même sens, la Haute cour a approuvé une cour d’appel pour avoir annulé pour absence de cause une convention conclue entre une société Mécasonic et une société PGCD, société unipersonnelle dont le gérant était également le directeur général de Mécasonic, et ce dans les termes suivants : « Après avoir relevé qu’aux termes de la convention litigieuse, la société Mécasonic avait confié à la société PGCD les prestations de création et développement de filiales à l’étranger, d’organisation et (ou) de participation à des salons professionnels, de définition des stratégies de vente dans les différents pays visés et de recherche de nouveaux clients à l’étranger, l’arrêt retient qu’une telle convention constitue une délégation à la société unipersonnelle dont M. Goubeau est le gérant, d’une partie des fonctions de décision, de stratégie et de représentation incombant normalement à ce dernier en sa qualité de directeur général de la société Mécasonic et qu’elle fait double emploi, à titre onéreux pour cette société, avec lesdites fonctions sociales ; qu’ayant ainsi fait ressortir que les obligations stipulées à la charge de la société Mécasonic étaient dépourvues de contrepartie réelle, la cour d’appel en a exactement déduit (…) que la convention litigieuse était dépourvue de cause et devait en conséquence être annulée » 6 .

Dans ces hypothèses, la nullité pour absence de cause permet de mettre en évidence un marché de dupes : la société cliente ne reçoit aucun avantage de la conclusion de la prétendue convention de gestion, puisque la prestation attendue devait être fournie par le dirigeant lui- même en vertu de son mandat social. Autrement dit,  la contrepartie vient se superposer à l’obligation qui résulte d’une autre convention et, plus largement, avec les fonctions du dirigeant social. La prestation prétendument fournie par le contrat de management est donc illusoire et dépourvue de toute réalité, de sorte que son engagement manque de cause.

Encore importe-t-il de relever qu’il appartient au contractant qui conteste l’existence de la cause d’en rapporter la preuve, et ce par tous moyens, en ce comprises les présomptions de l’homme 7 .

C’est par application de ces principes que la Cour d’Appel a relevé qu’en l’espèce, les conventions litigieuses avaient pour objet de confier à la société Albène des prestations accomplies précisément par Madame Jouy, en sa qualité de directrice générale de la société Procars et de dirigeante de toutes les sociétés du groupe Procars, ainsi que par les employés du groupe Procars ; cela résultait avec évidence d’un large faisceau d’indices tels que l’absence de salariés de la société Albène, l’existence, au sein du groupe Procars, des ressources nécessaires pour accomplir en interne les tâches objet des conventions litigieuses, ou encore l’absence de production de quelque élément que ce soit quant aux prestations qui auraient été réalisées par la société Albène.

3-2/La nullité pour cause illicite.

Quant à la nullité fondée sur la cause illicite, prévue par l’article 1133 du code civil, elle intervient soit lorsque la contrepartie en considération de laquelle l’engagement est souscrit est illicite, soit lorsque les mobiles déterminants qui animent l’une ou l’autre des parties sont illicites, en ce sens qu’ils ont pour but « d’enfreindre une règle d’ordre public ou de porter atteinte aux bonnes mœurs » 8 .

La cause illicite trouve une application particulière dans le contexte du droit des sociétés, puisque la Cour de cassation admet que les conventions qui concrétisent un abus de biens sociaux doivent être annulées en raison de l’illicéité de leur cause. Il en va notamment ainsi lorsqu’un dirigeant conclut un contrat dans le but de favoriser une société dans laquelle il détient des intérêts.

En ce sens, la Cour de cassation a admis la nullité d’un contrat de cession d’un crédit-bail en raison de l’illicéité de sa cause, en relevant que « la cession favorisait la société Mega optic design, qui bénéficiait des annuités de crédit-bail déjà payées et qui percevait un loyer beaucoup plus important que les versements à effectuer au crédit-bailleur », et que « M. X… avait agi en vue de favoriser une société dont il était l’associé, au préjudice d’une autre société dont il se retirait » ; la Cour a considéré « qu’ayant ainsi, sans dénaturation, caractérisé l’existence d’un abus commis au préjudice de la société Galiléo oregal, la cour d’appel, qui en a déduit que l’opération reposait sur une cause illicite, a décidé, à bon droit, qu’il importait peu à cet égard que la société Galiléo industrie ottiche ait pu donner son accord à la convention litigieuse » 9 .

En toute hypothèse et que la nullité soit prononcée sur le fondement de l’absence de cause et/ou celui de la cause illicite, cela induit la remise des parties dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant la conclusion de la convention dont la nullité a été prononcée.

Dans notre espèce, les conventions litigieuses étaient également affectées d’une cause illicite puisque conclues dans le seul but de procurer à la société Albène et, in fine, à Madame Jouy, sa gérante et unique associée, des avantages financiers non négligeables sans aucune contrepartie ; c’est en ce sens qu’a statué la Cour d’Appel.

3-3/La prescription.

S’agissant de la nullité pour absence de cause, elle est soumise à la prescription quinquennale de droit commun prévue par l’article 1304 du code civil, délai qui n’a pas été modifié par la réforme de la prescription portée par la loi du 17 juin 2008.

En revanche, la nullité pour cause illicite, constitutive d’une nullité absolue, est soumise à la prescription de droit commun en matière commerciale (Civ. 1 re , 27 juin 2006, 04-12912, Bull. civ. I, n o  325) qui, d’une durée initiale de dix ans (art. L. 110-4, I C. commerce), a été réduite à cinq ans par la réforme issue de la loi du 17 juin 2008.

Il faut en outre ajouter que, dans une telle hypothèse de réduction du délai de prescription, l’article 2222 du code civil dispose que « En cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ». Autrement dit, pour les actions en nullité considérées, un nouveau délai de cinq ans a commencé à courir le 19 juin 2008, date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle, lequel ne pouvait conduire à une durée totale de prescription supérieure à dix ans.

Quant au point de départ du délai de prescription, rappelons qu’en application de l’article 2224 du code civil, il court « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer », dont on considère qu’il coïncide en principe avec la date de conclusion du contrat, tant en ce qui concerne la nullité pour absence de cause que la nullité fondée sur la cause illicite 10 .

Cette règle doit cependant être conjuguée avec celle prévue par l’article 2234 du code civil qui, reprenant la jurisprudence antérieure et l’adage Contra non valentem, prévoit que « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ».

Ce report du point de départ du délai de prescription a précisément vocation à s’appliquer « en présence de manœuvres déloyales destinées à induire en erreur le titulaire et à retarder son action » 11 , comme l’affirme la jurisprudence en la matière (Civ. 1 re , 28 oct. 1991, 88-14410, publié 12 ).

Dans le prolongement, il a également été jugé que des manœuvres frauduleuses avaient pour effet de suspendre le cours de la prescription. La jurisprudence a ainsi admis la suspension de la prescription en raison de la fraude commise par un bailleur qui avait conclu un nouveau bail non avec la société locataire mais avec son associé majoritaire, dans le but d’éluder le statut des baux commerciaux (Civ. 3 ème , 8 avr. 2010, 08-70338, publié).

De telles manœuvres ont ainsi pour effet de priver leur auteur du bénéfice de la prescription jusqu’à ce que lesdites manœuvres, qui rendent impossibles l’action, aient cessé.

Relevant que les organes de direction des sociétés du groupe Procars avaient été mis dans l’impossibilité de soupçonner le caractère fictif et illicite des conventions du fait des agissements de sa directrice générale, et ce jusqu’au décès de cette dernière, la Cour d’Appel en a justement déduit que le délai de prescription avait été suspendu jusqu’à cette date, par application de l’article 2234 du code civil, en raison de la fraude et des manœuvres déloyales mises en œuvre pour induire en erreur les sociétés du groupe Procars et les empêcher d’agir.

La prescription n’était donc pas acquise en l’espèce.

Conclusion

Cette affaire a ainsi permis, au détour de chacune de ses étapes procédurales, de clarifier l’ensemble des notions appréhendées dans le cadre de la mise en cause de conventions de management fees : absence de cause et cause illicite, mais aussi durée, point de départ et suspension de la prescription.

L’on ne peut que se féliciter de ces éclaircissements successifs…

Notes :

1 Ph. Malinvaud, D. Fenouillet, M. Mekki, Droit des obligations, LexisNexis, 13 ème éd., 2014, n° 322.

2 Art. 1169 CC : « Un contrat à titre onéreux est nul lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s’engage est illusoire ou dérisoire. »

3 Civ. 1 ère , 20 janvier 2010, 08-20459, inédit.

4 Com., 24 juin 2014, 12-27908, inédit.

5 Com., 14 septembre 2010, 09-16084, inédit, D. 2011. 57, note F. Marmoz, Rev. soc. 2010. 462, obs. A. Lienhard, JCP E 2010. 1995, note A. Viandier, Bull. Joly 2010. 960, note P. le Cannu, Dr. sociétés déc. 2010, comm. 226, obs. D. Gallois-Cochet, Gaz. Pal. 17 nov. 2011, p. 15, obs. B. Dondero

6 Com., 23 octobre 2012, 11-23376, publié, D. 2012. 2598, note D. Mazeaud, Gaz. Pal. 22 déc. 2012, p. 21, note B. Dondero.

7 A. Bénabent, Les obligations, Lextenso, 14 ème éd., 2014, n ° 186 ; Ph. Simler, J.-Cl. civ., art. 1131 à 1133, fasc. 20, 2010, n o  85.

8 F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Les obligations, Dalloz, 11 ème éd., 2013, n° 362 ; J. Rochfeld, v° Cause, n° 136-138.

9 Com., 13 décembre 2005, 03-18002, Rev. soc. 2006. 382, note B. Bouloc. Adde Com., 9 juin 2009, EURL José S. c/ SARL Fabre, Rev. soc. 2009, p. 856.