Droit de la protection sociale
Le 16 février 2023, la Cour de Cassation a précisé, dans trois espèces différentes et par trois arrêts dont un publié au Bulletin, les conditions d’application de la procédure de l’abus de droit que l’URSSAF est tenue de respecter dans certains cas, sauf à voir son contrôle et le redressement consécutif purement et simplement annulés.
Ces décisions sont d’autant plus marquantes que la procédure de l’abus de droit n’a reçu qu’une application très limitée depuis sa mise en place et que la haute Cour n’avait quasiment pas eu à statuer à ce sujet jusqu’alors.
Cette jurisprudence vient utilement renforcer la protection des entreprises face à l’organisme de recouvrement des cotisations sociales.
Aux termes de l’article L 243-7-2 du Code de la Sécurité Sociale, les organismes de recouvrement sont en droit d’écarter, comme ne leur étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes aient un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’aient pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les contributions et cotisations sociales d’origine légale ou conventionnelle auxquelles le cotisant est tenu au titre de la législation sociale ou que le cotisant, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.
Il s’agit donc de restituer leur véritable caractère à des actes émanant du cotisant, nonobstant l’utilisation qui en serait faite par ce dernier dans le seul objectif de soustraire des sommes aux contributions et cotisations sociales y afférentes.
Au regard de l’importance de la sanction possible (non prise en compte de l’acte juridique destiné à éluder la règle obligatoire, pénalité égale à 20% du montant des cotisations et contributions dues), la procédure conduisant au constat d’un abus de droit doit être scrupuleusement observée, et ce afin d’assurer au cotisant un procès équitable et la juste protection de ses droits dans ses rapports avec les organismes de Sécurité sociale.
En quoi consiste cette procédure contraignante, définie par les articles R243-60-1 et R243-60-3 du code de la sécurité sociale ?
La décision de mettre en œuvre cette procédure prise par le directeur de l’organisme chargé du recouvrement, qui contresigne à cet effet la lettre d’observations ; ce document doit alors mentionner la possibilité de saisir le comité des abus de droit et les délais impartis à la personne contrôlée pour ce faire.
Le cotisant dispose d’un délai de trente jours à compter de la réception de la lettre d’observations pour demander à la mission nationale de contrôle et d’audit des organismes de Sécurité Sociale que le litige soit soumis à l’avis du comité des abus de droit ; il en résulte que l’adresse et la dénomination de ce service (MNC) doit figurer sur la lettre d’observations de l’URSSAF lorsqu’est invoqué un abus de droit ; il s’agit bien évidemment d’une formalité substantielle.
Dans un délai de trente jours, ce service saisit le comité des demandes recevables et en avertit l’URSSAF.
L’organisme de recouvrement et le cotisant sont invités à produire leurs observations dans un délai de trente jours ; ils reçoivent communication des observations produites par l’autre partie. Le président du comité peut en outre recueillir auprès du cotisant et de l’organisme tout renseignement complémentaire utile à l’instruction du dossier.
Si le cotisant a formé, devant la commission de recours amiable prévue à l’article R. 142-1, une réclamation portant sur une décision de redressement prise dans le cadre de la même procédure que celle qui a donné lieu à la saisine du comité des abus de droit, la commission diffère son avis ou sa décision dans l’attente de l’avis du comité.
Le président communique l’avis du comité au cotisant et à l’organisme de recouvrement. Celui-ci notifie sa décision au cotisant et, en cas de modification du redressement, lui adresse une mise en demeure rectificative, conformément à l’article L. 244-2, dans un délai de trente jours.
Autant de formalités dont le non-respect entraînera automatiquement l’annulation du redressement y afférent…
Dans les trois affaires qui nous occupent, les cotisants avaient saisi la Cour de cassation, considérant que l’URSSAF aurait dû mettre en oeuvre la procédure de répression des abus de droit, ce qui n’avait pas été le cas :
– dans la première affaire, l’URSSAF avait remis en cause les exonérations de cotisations et contributions de Sécurité Sociale d’une partie des indemnités versées lors du départ de nombreux salariés dont elle avait estimé les procédures de licenciement fictives, tout comme les accords transactionnels conclus postérieurement ;
– dans la deuxième affaire, l’URSSAF avait remis en cause les exonérations de cotisations et contributions de Sécurité Sociale appliquées sur les indemnités de licenciement versées à un directeur administratif et financier et à un directeur d’exploitation dont elle jugeait les contrats de travail fictifs faute de lien de subordination et de séparation de leurs fonctions techniques et de leur mandat social ;
– dans la troisième affaire, l’URSSAF avait remis en cause la qualification de droits à l’image (considérés comme des revenus mobiliers) des sommes versées à un joueur par son club de rugby, pour les requalifier en complément de rémunération découlant de l’exécution normale du contrat.
Dans ces trois affaires, La Cour de cassation, constatant que l’URSSAF s’était implicitement référée à la notion d’abus de droit, a considéré que faute d’avoir été soumise aux dispositions de l’article L243-7-2 précité, la procédure de redressement était irrégulière.
Elle a donc consacré la notion d’abus de droit implicite et l’obligation, pour l’URSSAF, de respecter alors tout le process destiné à protéger le cotisant.
Elle a tout d’abord retenu que lorsque l’organisme de Sécurité Sociale écarte un acte juridique dans les conditions évoquées ci-dessus (c’est-à-dire en le déclarant inopposable pour en restituer son véritable caractère), il se place nécessairement sur le terrain de l’abus de droit.
Ainsi :
– dans la première affaire, la Cour de cassation s’est référée au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond qui avaient pu déduire des éléments de fait portés à leur connaissance qu’en faisant explicitement état du caractère fictif des licenciements et des accords transactionnels, actes qu’elle avait ainsi écartés, l’URSSAF s’était implicitement placée sur le terrain de l’abus de droit, et cela peu important qu’elle n’ait pas appliqué la pénalité de 20 % prévue dans ce cas ;
– dans la deuxième affaire, la Cour de cassation a relevé que les juges du fond avaient souverainement constaté que l’inspecteur du recouvrement avait fondé son redressement sur la mise en place d’un habillage légal des ruptures, au motif qu’il n’existait pas de nette séparation entre les attributions techniques des emplois des personnes en cause, et celles relevant de leurs mandats sociaux antérieurs officiels ; elle a ainsi considéré que la Cour d’appel avait justement pu en déduire que l’URSSAF, qui avait écarté les contrats de travail litigieux en raison de leur caractère fictif, avait implicitement recouru à la notion d’abus de droit, et ce peu important, là encore, qu’elle n’ait pas appliqué la pénalité de 20 % précitée ;
– dans la troisième affaire, la Cour de cassation a constaté que l’inspecteur du recouvrement avait écarté la convention d’honoraires litigieuse, prétendument destinée à rémunérer l’exploitation de l’image d’un joueur au motif, et ce au motif qu’elle avait pour seul objet de lui assurer un complément de rémunération en éludant le paiement des cotisations sociales y afférentes, ce dont il résultait qu’il s’était implicitement placé sur le terrain de l’abus de droit pour opérer le redressement.
Il importe de relever que si, dans les deux premiers arrêts, la Cour de cassation s’en est remise à l’appréciation souveraine des juges du fond, auxquels elle a renvoyé la qualification de l’abus de droit, elle a, dans le troisième arrêt, cassé l’arrêt de la Cour d’appel qui lui était soumis, au motif que celle-ci aurait dû déduire de ses constatations l’existence d’un abus de droit implicite ; il ressort pourtant de l’arrêt en question que les juges du fond avaient considéré que l’URSSAF n’avait pas retenu l’existence d’un acte fictif destiné à éluder les cotisations et contributions sociales dues, et ne s’était donc pas placée sur le terrain de l’abus de droit ; la Haute Cour a donc tiré une déduction différente des mêmes faits et cassé l’arrêt déféré au motif que les juges du fond n’avaient pas tiré les conséquences légales de ses constatations.
La Cour de cassation a ainsi consacré, comme en droit fiscal, la notion d’abus de droit implicite, puisque, dans ces différentes affaires, l’URSSAF, entendant se départir de la procédure spécifique rappelée ci-dessus, n’avait jamais qualifié les actes en cause d’abus de droit, n’appliquant d’ailleurs pas la pénalité de 20 % y attachée.
La Cour de cassation a confirmé que la sanction du non-respect de cette procédure par l’URSSAF dans l’hypothèse d’une situation répondant pourtant aux critères définis à l’article L 243-7-2 évoqué ci-dessus, est la nullité pure et simple des opérations de contrôle et du redressement consécutif.
Cette conséquence s’inscrit dans la stricte continuité de la jurisprudence établie de la Cour de cassation qui sanctionne par la nullité la méconnaissance des règles de contrôle et de redressement qui répondent aux exigences du contradictoire.
1- Cass. 2e civ. 16-2-2023 RG no 21-11.600 -B, Urssaf de Provence-Alpes-Côte d’Azur ; Cass. 2e civ 16-2-2023 RG no 21-18.322 Urssaf du Nord-Pas-de-Calais ; Cass. 2e civ. 16-2-2023 RG no 21-17.207 Urssaf de Midi-Pyrénées