Transfert de souveraineté au profit de l’Union européenne, c’est oui pour le Conseil d’Etat français mais non pour la Cour Constitutionnelle allemande. Deutschland über alles ?


[Article publié sur le site lopinion.fr]

Le Conseil d’Etat, par sa décision n°303099 du 21 avril 2021 « French Data Network » a admis qu’il n’était pas compétent pour sanctionner les empiètements de l’Union européenne dans les domaines du droit qui ne relèvent pas de sa compétence. Cette position diffère de celle de l’Allemagne qui se reconnaît ce droit, de sorte que le seul souverain dans l’Union, celui apte à trancher la question de la compétence des compétences, est allemand.

La souveraineté nationale s’exerce soit au nom du peuple soit au nom du monarque.
Les décisions des tribunaux sont libellées « Au nom du peuple français ». L’absence de peuple européen interdit qu’il en soit de même des décisions rendues par les juridictions européennes. Elles sont rendues en application d’une compétence déléguée par les traités, donc au visa de tel ou tel article d’un traité européen.

Il en résulte que les peuples sont souverains et exercent cette prérogative par l’intermédiaire des Etats, qui ont choisi, d’un commun accord et par traité, d’en déléguer un domaine (économie, marché et concurrence pour l’essentiel) à l’Union européenne.

La logique résultante est que le juge apte à trancher le point de savoir si les institutions de l’Union respectent ou pas le périmètre des traités devrait être, en dernier ressort, le juge national.

C’est ainsi que l’entend la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe qui, bien que rendant des décisions favorables au travail d’unification du droit mené par la Cour de justice de l’Union européenne, n’en manque pas moins de marquer que cette compétence s’exerce sous son contrôle et qu’elle pourrait, à tout moment, rendre une décision contraire.

Ce faisant l’Allemagne reste un Etat souverain.

La renonciation à la souveraineté du Conseil d’Etat, contre l’avis du gouvernement.

Le Conseil d’Etat n’a pas cette ambition pour la France.

Le 21 avril 2021, il a été amené à trancher le point de savoir si l’obligation de conservation des données des opérateurs téléphoniques imposée par la loi pour des motifs de sécurité intérieure était conforme au droit de l’Union. Ce point n’est pas l’objet de cet article. Pour ceux intéressés à la solution, la réponse est que notre droit interne n’est pas conforme. Le Premier ministre est enjoint de modifier sous six mois certaines dispositions du Code des postes et télécommunications et des décrets d’application du Code de la sécurité intérieure afin de soumettre au contrôle des tribunaux ou d’une autorité administrative indépendante la faculté d’accéder aux données des opérateurs téléphoniques.

Plus important est le point de savoir si le Conseil d’Etat retiendrait la faculté de juger de l’empiètement des organes de l’Union hors leur sphère de compétence, appelé par les juristes le contrôle « ultra vires ».

On observera que le gouvernement a demandé au Conseil d’Etat de se réserver cette prérogative. Bien que nommé par un Président de la république partisan de la souveraineté européenne, notre gouvernement a estimé, considérant que les intérêts nationaux étaient menacés, que la souveraineté nationale devait prévaloir.

Une lueur d’espoir surgit à la lecture du cinquième considérant de l’arrêt : « dans le cas où l’application d’une directive ou un règlement européen, tel qu’interprétés par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter [NDLA : la directive ou le règlement européen] dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige. »

En français : le traité européen et le droit qui en dérive sont supérieurs à l’ordre juridique national à l’exception de la Constitution, norme suprême en laquelle se concentre la souveraineté du peuple et le contrôle de la compétence des compétences.

Hélas, l’espoir meurt au huitième considérant : « contrairement à ce que soutient le Premier ministre, il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les Etats membres. »

Et il s’en suit une cascade de décisions faisant rentrer le droit national dans le rang de la norme édictée par l’Union, dans un domaine, celui de la sécurité nationale, qui n’a pas été dévolu par les traités à l’Union européenne.

Le transfert de souveraineté ne peut être judiciaire.

Il est dangereux, d’un point de vue démocratique, que la question du transfert de la compétence des compétences, donc de la souveraineté, soit laissée à l’appréciation d’un juge, fût-il le Conseil d’Etat, la Cour de Justice de l’Union européenne ou la Cour de Karlsruhe, sans que les peuples se prononcent sur cette question.

Le transfert judiciaire s’opère au cas par cas, au fil des décisions rendues, et crée paradoxalement une situation d’arbitraire puisque le juge décidera de l’opportunité du transfert dans certains cas plutôt que dans d’autres. Une cour livrée à elle-même, hors l’encadrement de loi ou du traité, suit sa ligne de plus grande pente et tend à étendre le champ de ses prérogatives. In fine, l’ensemble du droit des Etats membres se trouverait contrôlée par la Cour de justice de l’Union, qui, de juridiction spécialisée dans l’unification du droit de l’Union deviendrait cour suprême des Etats membres de l’Union, ce qui n’est assurément pas l’intention des rédacteurs des traités ni des parlements ratificateurs, donc des peuples.

Il serait absurde, si les Etats membres de l’Union décidaient de se départir plus encore de leur souveraineté, qu’ils le fassent par un processus judiciaire, c’est-à-dire autrement qu’ensemble et simultanément, car cela transformerait l’Europe en ferme des animaux ou certains seraient plus souverains que d’autres.

La prééminence allemande.

Ce fait a d’ailleurs été observé par les européens lorsque la question de la validité du plan de relance européen par mutualisation de dettes s’est trouvée suspendue aux décisions de la Cour constitutionnelle allemande, la Cour allemande ayant décidé de tenir la bride courte à l’Europe, sans qu’aucune autre juridiction n’ait à piper mot.

La Cour de Karlsruhe a ainsi décidé le 5 mai 2020 (2 BvR 859/15) :

« Lorsqu’à l’occasion d’un contrôle ultra vires ou d’un contrôle du respect de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne se pose la question de la validité ou de l’interprétation d’une mesure des institutions, des organes ou des organismes de l’Union européenne, la Cour constitutionnelle fédérale examine ladite mesure en principe sur le fondement de l’interprétation et de l’appréciation qu’en a donné la Cour de justice de l’Union européenne. »

Et: « Il est interdit aux organes constitutionnels, aux autorités administratives et aux tribunaux d’apporter leur concours à l’établissement, à la mise en œuvre, à l’exécution ou à l’opérationnalisation d’actes ultra vires . Cette interdiction vaut en principe également pour la Bundesbank. »

L’Allemagne, contrairement à la France, n’hésite donc pas à signifier à l’Europe les limites de sa compétence d’attribution.

Cette situation consternante, non du fait des prétentions allemandes, mais du fait de la pusillanimité française, est de nature plus que tout autre à réveiller le spectre de la domination allemande sur le continent et de ruiner in fine la construction européenne.

Ce faisant, en abandonnant le contrôle de la compétence, le Conseil d’Etat a non seulement commis une erreur de droit mais également une faute politique, quand bien même les juges qui le composent seraient favorables à l’avènement d’un fédéralisme européen.

Pour autant, et à défaut de jouer dans la même cour que l’Allemagne, nous pouvons nous réjouir d’être à meilleure enseigne que les polonais. En effet, si le Conseil d’Etat français fait acte de soumission volontaire en feignant de réserver le cas d’une non contrariété à la Constitution, la Cour de justice de l’Union européenne ne prend pas de gants avec la Pologne. Par sa décision C-824/18 du 2 mars 2021, elle décide que : « En cas de violation avérée desdits articles, le principe de primauté du droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il impose à la juridiction de renvoi de laisser inappliquées les modifications en cause, que celles-ci soient d’origine législative ou constitutionnelle, et de continuer, en conséquence, à assumer la compétence qui était la sienne pour connaître des litiges dont elle était saisie avant l’intervention de ces modifications. »

Ainsi si l’on est polonais, il est hors de question qu’une cour nationale envisage d’opposer au droit de l’Union une règle, même d’ordre constitutionnel, ce que semble encore concevoir, sans oser franchir le pas, le Conseil d’Etat français.

Au sommet de l’Europe trône l’Allemagne, surveillant de près la Cour de justice de l’Union, qui fait litière du droit interne des Etats dont certains se pensent souverains, sans agir en conséquence – la France – alors que d’autres sont explicitement soumis – la Pologne.