Pertes d’exploitation : le temps de la prescription biennale


Droit des assurances

Tout le monde se souvient de la déclaration d’Édouard Philippe le 14 mars 2020 annonçant « la fermeture à compter de ce soir minuit de tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays ». Ce jour marquait le début du processus de confinement imposé par l’exécutif au 17 mars pour faire face à la pandémie du coronavirus. Passé le temps de la stupéfaction est vite venu celui des inquiétudes pour les entreprises et les commerces contraints à des fermetures administratives. Malgré la mise en place de mesures d’aides, un certain nombre de professionnels touchés par d’importantes pertes d’exploitation – tout particulièrement les restaurateurs – se sont alors tournés vers leur assureur afin d’être indemnisés dans le cadre de leur contrat multirisque professionnelle.

Fin des recours ?…

Cet épisode qui a donné lieu à de nombreux débats et litiges juridiques retrouve une certaine actualité. Ce mois de mars 2022 marque-t-il effectivement la fin des recours possibles auprès des assureurs pour l’indemnisation des pertes d’exploitation liées à l’épidémie de Covid-19 ? Pour rappel, la prescription biennale, définie par l’article L. 114-1 du code des assurances, prévoit que « toutes actions dérivant d’un contrat d’assurance sont prescrites par deux ans à compter de l’événement qui y donne naissance ».

Simple en apparence, cette prescription révèle une certaine complexité d’application, donnant lieu à d’importants contentieux. L’un des points noirs qui demeure notamment est la détermination de la date de départ du délai de cette prescription. D’autant plus lorsque l’on se replace dans le contexte de la crise sanitaire. Face aux confinements successifs, mesures de couvre-feu ou jauges réduisant l’accès du public à certains établissements et commerces, difficile de déterminer à partir de quel moment les pertes d’exploitation des assurés ont démarré.

Selon Luc Mayaux, professeur en droit des assurances à l’université Lyon 3, plusieurs points de départ sont envisageables concernant la prescription des sinistres pertes d’exploitation liés au Covid : le jour des pertes (mais elles s’inscrivent dans la durée), ou plutôt le jour où elles sont inéluctables (par exemple le jour de la cessation de l’activité de l’entreprise, voire le jour des arrêtés interdisant l’accès au public). « Tout dépend aussi selon que l’on a affaire à un seul sinistre globalisé ou à autant de sinistres que de périodes de confinement. » Les assureurs devraient donc rester tributaires de l’appréciation des juges : « Il est probable qu’il y ait autant de points de départ que de sinistres », estime de son côté Jérôme Goy, avocat associé du cabinet Enthémis.

… pas tout à fait !

Pascal Trillat, avocat associé de Trillat Associés, confirme ainsi que la date du 14 mars prochain ne sera pas forcément la date butoir : « L’application de l’arrêté du 15 mars 2020 déclenche le point de départ de la prescription biennale, qui interviendra le 14 mars 2022 à minuit. Il y a lieu de noter que, dans la crise du Covid, il n’y a pas eu un sinistre en matière de pertes d’exploitation, mais deux, correspondant à l’arrêté du 15 mars 2020 et au décret du 29 octobre 2020. Ainsi, si la prescription sera acquise le 14 mars 2022 concernant le premier texte, elle perdure jusqu’au 28 octobre 2022 à minuit concernant le second. »

Faut-il pour autant s’attendre à de nombreux contentieux sur cette prescription ? Autrement dit, est-ce qu’il demeure beaucoup de professionnels susceptibles de se retourner vers leurs assureurs pour être indemnisés d’une perte d’exploitation en lien avec le Covid, et tout particulièrement lors du premier confinement ? Pour rappel, selon l’enquête menée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) sur les contrats multirisque professionnelle, « le Covid est, pour 93,3 % des assurés, non garanti par leurs contrats, soit parce qu’ils ne garantissent que les pertes d’exploitation en cas de dommage matériel direct (incendie, dégât des eaux), soit « plus rarement » parce que les assureurs ont pris le soin d’exclure explicitement la pandémie des contrats garantissant la fermeture administrative ». Et par ailleurs, pour 4 % des assurés, le régulateur a estimé que « dans ces cas, seule une interprétation du juge serait de nature à lever toute incertitude si les assureurs concernés, en cas de doute, n’interprètent pas le contrat en faveur de l’assuré ». L’ACPR a invité dans la foulée les assureurs concernés « à revoir pour l’avenir la rédaction de toutes les clauses contractuelles ambiguës et à préciser l’architecture générale des contrats afin d’informer clairement les assurés de l’étendue exacte de leurs garanties ». Ce qu’ils ont fait en lien avec les courtiers.

BPCE et Maaf ont indemnisé leurs assurés, faisant valoir que leurs garanties s’appliquaient à la fermeture administrative imposée par l’état. A contrarioAxa France, leader du marché de la MR Pro, a estimé que son contrat standard ne couvrait pas les pertes occasionnées par la fermeture des établissements pour cause de Covid. Après une série de contentieux, la compagnie a finalement « tendu la main » à tous ses clients restaurateurs titulaires d’un contrat multirisque professionnelle incluant la garantie pertes d’exploitation. Débloquant une enveloppe de 300 M€, elle leur a proposé, au second semestre 2021, une résolution amiable à hauteur de 15 % du chiffre d’affaires de leur activité restauration sur la période durant laquelle des mesures administratives d’interdiction d’ouverture au public ont été appliquées. Une offre que 80 % d’entre eux auraient acceptée.

De récentes décisions de justice pourraient cependant relancer les recours des assurés. Dans l’affaire opposant la chaîne de magasin Kookaï à son assureur, le juge du tribunal de commerce de Paris a considéré le 30 septembre dernier que l’extension de garantie fondée sur « l’impossibilité d’accès aux magasins » était applicable. Allianz, en sa qualité d’assureur de la chaîne de vêtements, a été condamné à indemniser la société pour les pertes d’exploitation liées à l’épidémie. Par ailleurs, un premier arrêt d’appel a été rendu par la cour d’Angers le 28 septembre 2021 sur la question de l’assurance des pertes liées au covid. Selon l’avocat de Kookaï, Jérôme Goy, cet arrêt « ouvre aux entreprises touchées par la crise sanitaire une voie vers l’acquisition des garanties principales de leur contrat d’assurance ».

Fermeture et impossibilité d’accès

En d’autres termes, les juges considèrent que la perte de clientèle s’apparente à un dommage sur un bien assuré, bien qu’immatériel, la garantie « impossibilité d’accès » devant s’apprécier indépendamment d’un dommage matériel. « Cette décision, même si elle est conditionnée par des clauses contractuelles assez confuses en l’espèce, fera date. En effet, la décision du tribunal de commerce de Paris marque une vraie évolution défavorable aux assureurs qui tentaient d’exclure leur garantie au motif que la garantie impossibilité d’accès ne pouvait se concevoir qu’en conséquence d’un dommage matériel lui-même garanti », analyse Pascal Trillat.

Le professeur Luc Mayaux en appelle toutefois à la prudence : « Sur le fond, et donc sur le point de savoir si la garantie est due ou non, tout dépend de la manière dont le contrat est rédigé. Il faut être vigilant sur les exclusions qui ne sont valables que si elles sont claires et précises, insusceptibles d’interprétation. »

Par MARINE CALVO | 23/02/2022

L’Argus de l’assurance

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